Une menace à l’économie canadienne est une menace contre tout le pays, dit Freeland | Commission d’enquête sur l’état d’urgence


En contre-interrogatoire, la ministre Freeland s’est fait questionner sur le lien entre une menace à la sécurité nationale et une menace à l’économie. Sa réponse constitue l’aperçu le plus clair, à ce jour, du raisonnement sur lequel s’est basé le gouvernement de Justin Trudeau pour invoquer la Loi sur les mesures d’urgence.

« Notre sécurité en tant que pays est bâtie sur notre sécurité économique et, si notre sécurité économique est menacée, c’est toute notre sécurité qui est menacée. »

— Une citation de  Chrystia Freeland, ministre des Finances et vice-première ministre du Canada

Depuis le début des audiences publiques de la commission – qui en sont à leur avant-dernier jour –, les ministres et hauts fonctionnaires interrogés ont tous soutenu que le Cabinet était en droit d’invoquer les mesures d’urgence, et ce, même si le Service canadien du renseignement de sécurité (SCRS) avait déterminé que ni l’occupation d’Ottawa ni les blocages frontaliers ne représentaient une menace à la sécurité nationale.

La Loi sur les mesures d’urgence est pourtant claire et stipule qu’une menace à la sécurité nationale s’entend au sens de l’article 2 de la Loi sur le SRCS. Et une telle menace à la sécurité nationale doit être identifiée pour justifier l’invocation des mesures d’urgence, une loi d’exception et de dernier recours.

Pendant son témoignage lundi, le directeur du SCRS, David Vigneault, avait pour sa part confié avoir recommandé à Justin Trudeau de décréter l’état d’urgence, même si son organisation avait déterminé qu’il n’y avait pas de menace à la sécurité nationale. M. Vigneault est lui aussi d’avis que le Cabinet peut faire une interprétation plus large du concept de menace à la sécurité nationale que la définition fournie par la Loi sur le SCRS.

Or, le passage de Mme Freeland devant la Commission sur l’état d’urgence donne un aperçu de cette interprétation plus large faite par le gouvernement, alors même que les avis juridiques sur lesquels repose sa décision sont protégés par le secret professionnel de l’avocat.

Une situation par ailleurs décriée mercredi par un procureur et le juge Paul Rouleau lui-même, eux qui ont déploré un manque de transparence de la part du gouvernement.

Chrystia Freeland a elle-même refusé à plusieurs reprises de dévoiler si le recours aux mesures d’urgence a été basé sur cette notion de menace à l’économie canadienne et, si oui, si cette décision est légale. Je ne suis pas avocate, a-t-elle plaidé.

Le gouvernement Trudeau a invoqué la Loi sur les mesures d’urgence le 14 février 2022 pour mettre fin à un rassemblement réunissant des camionneurs et d’autres manifestants opposés aux mesures sanitaires liées à la COVID-19, qui ont paralysé le centre-ville d’Ottawa du samedi 29 janvier au dimanche 20 février.

Cette loi – adoptée en 1988 pour succéder à la Loi sur les mesures de guerre – prévoit notamment qu’une enquête publique doit a posteriori se pencher sur les circonstances ayant mené les autorités à prendre une telle décision.

La crainte de torts économiques irréparables

Dès le début de son témoignage, jeudi matin, la ministre Freeland a mis l’accent sur la façon dont les barrages et les manifestations pouvaient nuire à l’économie canadienne, notamment en créant un tort irréparable dans les relations commerciales avec les États-Unis.

Chrystia Freeland a rappelé le contexte des mois précédant les manifestations de février 2022. À l’époque, le Canada craignait déjà une guerre commerciale avec les États-Unis, qui eux étaient en train d’élaborer le Build Back Better Act, un projet de loi qui voulait donner des incitatifs financiers aux constructeurs automobiles pour qu’ils fassent construire leurs véhicules en sol américain.

Les manifestations, a-t-elle souligné, notamment sur le pont Ambassador à Windsor, donnaient un argument de plus aux Américains pour encourager le protectionnisme dans l’industrie automobile.

La ministre des Finances Chrystia Freeland témoigne jeudi à la commission Rouleau sur les mesures d’urgence.

Photo : La Presse canadienne / Sean Kilpatrick

Plus cela durait, plus le risque était grand que les États-Unis perdent confiance en nous et que nos relations commerciales soient irrémédiablement endommagées. Et plus le risque était important que les investisseurs étrangers fassent une croix sur le Canada.

Pour la première fois, les Américains voyaient une lumière jaune qui clignotait au Canada et qui disait que la chaîne d’approvisionnement canadienne pouvait être un problème pour les États-Unis, a-t-elle ajouté.

J’ai compris à ce moment-là que le danger n’était pas le tort immédiat, mais le tort irréparable dans nos relations commerciales avec les États-Unis.

La république de banane du Canada

Les inquiétudes de Chrystia Freeland se sont ensuite confirmées lors d’une rencontre avec les directeurs des grandes banques du Canada le dimanche soir précédant l’invocation de la Loi sur les mesures d’urgence. Une rencontre tout à fait inhabituelle, a d’ailleurs souligné à plusieurs reprises la ministre, prouvant selon elle l’urgence de la situation.

Selon le compte rendu de la rencontre, les dirigeants ont souligné que la réputation du Canada était en danger.

J’ai passé beaucoup de temps aux États-Unis la semaine dernière, et les gens nous traitaient de « blague », a dit l’un d’entre eux. Un investisseur m’a dit : « Je n’investirai plus un sou dans votre république de banane du Canada ».

« J’ai compris qu’il y avait une grande menace à l’économie canadienne. Cela menaçait les investissements au Canada, [et] les investissements, c’est le talon d’Achille du Canada. »

— Une citation de  Chrystia Freeland, ministre des Finances et vice-première ministre du Canada

Une réduction des investissements se traduirait par la perte d’emplois de Canadiennes et de Canadiens, pourrait réduire le niveau de vie général des Canadiens. […] Et moi, je devais mener la barque, j’ai une responsabilité importante et profonde vis-à-vis des Canadiennes et des Canadiens, a-t-elle ajouté, émue et les larmes aux yeux. Désolée, je m’emporte.

Il fallait absolument trouver un moyen de mettre un terme à tout cela.

Les autres outils avaient été épuisés, selon Freeland

Chrystia Freeland était notamment responsable des pouvoirs économiques d’urgence accordés aux banques et autres institutions financières pour geler les comptes des participants au convoi de la liberté.

Et le ministère des Finances du Canada arrivait au bout de ses ressources pour empêcher une chute libre de l’économie, a défendu Mme Freeland.

Deux voies étaient possibles. L’une était le Centre d’analyse des opérations et déclarations financières du Canada (CANAFE), qui est le centre de toutes les transactions financières, du blanchiment d’argent, etc. Mais l’absence de pouvoir exécutif du CANAFE offrait des possibilités limitées, a argué la ministre.

L’autre était la loi sur les banques, mais aurait-elle permis de geler des comptes, et ainsi d’encourager de façon pacifique les manifestants à quitter les lieux? Cette option n’était pas assez rapide, a soutenu Freeland, dans un contexte où les menaces grandissaient vite, parce que ça prend du temps de changer des lois au Canada.

« Nous avons regardé les outils disponibles à ce point-là et en sommes arrivés à la conclusion que tout ce que l’on pouvait utiliser était déjà utilisé. »

— Une citation de  Chrystia Freeland, ministre des Finances et vice-première ministre du Canada

De premiers comptes ont finalement été gelés après l’invocation de la Loi sur les mesures d’urgence, soit le 17 février.

Les procureurs se heurtent au secret du Cabinet

Le témoignage de Mme Freeland a été suivi par ceux de trois employés du bureau du premier ministre Justin Trudeau, soit sa cheffe de cabinet, Katie Telford, son chef de cabinet adjoint, Brian Clow, et son directeur des politiques, John Brodhead.

Leur passage devant la commission a surtout permis de jeter les bases du témoignage, très attendu, du premier ministre lui-même, qui doit comparaître vendredi, à la dernière journée des audiences publiques.

Les trois employés à la barre des témoins.

Trois employés du bureau du premier ministre Justin Trudeau ont témoigné jeudi à la commission Rouleau, soit son directeur des politiques John Brodhead, sa cheffe de cabinet Katie Telford et son chef de cabinet adjoint Brian Clow.

Photo : La Presse canadienne / Sean Kilpatrick

Janani Shanmuganathan, avocate pour la Canadian Constitution Foundation, a tenté de savoir auprès des trois employés du bureau de Justin Trudeau si ce dernier avait transmis à ses ministres l’information selon laquelle il n’y avait pas de menace à la sécurité nationale au sens où la Loi sur le SCRS l’entend, lors d’une réunion du Cabinet tenue le soir du 13 février.

La procureure a aussi voulu savoir si les membres du Cabinet avaient été mis au fait d’un avis juridique concernant la possibilité pour le gouvernement d’interpréter la notion de menace à la sécurité nationale de manière plus large que le SCRS.

Je ne suis pas sûr de ce qu’on peut dire, ont répondu John Brodhead et Katie Telford, après un long silence. Je pense que ça fait partie du secret du Cabinet, a ajouté M. Brodhead.

Katie Telford a fini par affirmer qu’il y avait eu des discussions au sein du Cabinet concernant un tel avis juridique, sans pouvoir préciser si des documents avaient été partagés à ce sujet avec les ministres.

L’avocat des organisateurs du convoi d’Ottawa, Brendan M. Miller, s’est lui aussi heurté au secret du Cabinet lorsqu’il a tenté de savoir si les mesures d’urgence constituaient la stratégie principale du gouvernement dès le 4 février en se basant sur une preuve lourdement caviardée.

Une situation qu’il a longuement déplorée avant même d’exécuter son contre-interrogatoire des trois témoins, affirmant que le secret du Cabinet ne devrait logiquement pas s’appliquer à des personnes qui n’en sont pas membres.



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