"Je trouve ça angoissant" : quand la fin des tickets de caisse inquiète les consommateurs

Sylvie*, caissière dans un magasin Promod de région parisienne, n’a plus l’occasion de manipuler les tickets de caisse. Depuis 2018, sa boutique envoie directement les factures de ses clients par voie électronique. Une manière d’éviter de gâcher du papier, déjà passée dans les moeurs. « Mais des personnes paniquent un peu quand on leur annonce qu’ils ne le récupéreront pas en main propre, confie-t-elle. Certaines parce qu’elles n’ont pas d’adresse mail, d’autres parce qu’elles ont peur de ne tout simplement pas les recevoir ». Tous les clients « réfractaires » à ce changement numérique ne sont pas des seniors : il est arrivé que des « quinquagénaires » manifestent leur malaise auprès de Sylvie. On ne se défait pas aussi facilement d’une habitude, même si elle paraît aussi dérisoire que celle du ticket de caisse.

Ses consommateurs vont pourtant devoir s’y faire. L’année prochaine, leur impression ne sera plus automatique, et ce, quel que soit le commerce. La mesure fait partie de la loi du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire, et est loin d’être impopulaire. En mars 2022, 53 % des Français se disaient certes favorables à l’envoi numérique des tickets de caisse, selon un sondage en ligne de l’entreprise Opinea. Mais, initialement prévue pour le 1er janvier 2023, la mesure a été repoussée au 1er avril. La forte inflation, qui touche évidemment les prix des grandes surfaces, rend presque incontournable la consultation du ticket de caisse par les clients.

Les factures des courses ne sont pas les seules visées par le décret, qui concerne également les reçus de carte bancaire, ceux émis par des automates, ainsi que les bons promotionnels ou de réduction. Destinée à amoindrir le flot de plus de 30 milliards de tickets édités chaque année, la mesure doit permettre d’éviter le gâchis de plus de 150 000 tonnes de papier. Dans un post Facebook publié en février 2020, Michel-Edouard Leclerc, président du comité stratégique des centres du même nom, expliquait ainsi qu’un hypermarché utilise par exemple en moyenne « 10 600 rouleaux de papier thermique » par an, « soit l’équivalent de la distance Paris-Montpellier ».

La suppression de ces montagnes de papier est également avancée comme un moyen de réduire le contact de la population avec des substances dangereuses. La grande majorité de ces factures (90 %) sont ainsi composées d’éléments chimiques comme le bisphénol A, un perturbateur endocrinien. Mais au-delà des vertus écologiques et sanitaires du texte, les associations de consommateurs s’interrogent sur un bouleversement des habitudes qui pourrait perturber les clients, quel que soit leur âge.

Des courses de plus en plus rapides

Son application future est loin de faire l’unanimité. Déborah, à Toulouse, est partagée. « Dans un sens, c’est une bonne idée, parce qu’à part le jeter quand j’arrive chez moi, j’avoue ne rien faire avec, raconte la jeune femme. Mais j’ai l’impression que l’on nous supprime des moyens de contrôle ». A plusieurs centaines de kilomètres de Sylvie, dans le Var, Emilie, quasi trentenaire, partage dans son cas le désarroi des clients passée par la caisse de Sylvie : « Je trouve ça angoissant, explique-t-elle. Comment va-t-on faire pour vérifier les transactions ? Et comment vont faire les entreprises et associations qui s’en servent comme justificatif ? ».

Dans un premier temps, pas de panique : les clients désireux d’avoir un reçu physique pourront toujours l’obtenir aux caisses des supermarchés. Mais ils devront en faire la demande. « Cela nous pose problème, d’abord car chaque consommateur ne sera pas forcément informé qu’il peut faire cette démarche », commence Julie Vanhille, secrétaire générale de l’association de Défense, d’Education et d’information du consommateur (Adeic). A l’exemple d’autres associations de consommateurs, l’Adeic est vent debout contre la suppression des tickets de caisse, au point d’en avoir « encore alerté la direction générale de la Concurrence, de la Consommation et de la Répression des fraudes ». Les organisations s’inquiètent des freins aux réclamations des clients. « Sans ticket de caisse, pas de preuve d’achat, et donc pas de réclamation possible, pointe Morgane Lenain, administratrice en charge de la consommation à l’Union nationale des associations familiales (Unaf). Demander aux clients de faire eux-mêmes la requête d’un ticket de caisse est complètement contre-intuitif, à une époque où tout pousse à acheter de plus en plus vite ».

Une application approximative

Les organisations s’alarment également de l’application approximative de la mesure. « Selon les remontées de nos adhérents, certains magasins montrent qu’il existe une incompréhension. Des caissiers et caissières ont par exemple répondu que la loi leur interdisait désormais d’imprimer des tickets, ce qui est totalement faux », poursuit Julie Vanhille. Pourtant, le texte est bien clair : si le client en fait la demande, aucun commerçant ne peut refuser d’imprimer un ticket, même si celui-ci lui a été préalablement envoyé par Internet. De la même manière, des produits comme l’informatique, la photographie, les jouets ou encore l’électroménager ne rentrent pas dans la liste des achats concernés par le décret. L’impression systématique du ticket de caisse, nécessaire pour faire jouer la garantie, vaudra toujours dans ces cas-là.

Chacun devrait avoir le droit de faire ses courses anonymement

Morgane Lenain, administratrice en charge de la consommation à l’Unaf

Une alternative aux tickets physiques sera également proposée aux clients, qui pourront les recevoir sur leurs boîtes mails. Les Français dotés de tablettes, d’ordinateurs ou de smartphones pourront consulter des factures dématérialisées – une pratique déjà utilisée dans beaucoup d’enseignes. Les cartes de fidélité ou les comptes clients devraient également permettre, dans les grandes surfaces par exemple, d’accéder à sa liste d’achat. « Mais qui a suffisamment de place sur smartphone pour cumuler l’ensemble des applications des enseignes dans lesquelles quelqu’un peut se rendre ? » se questionne Julie Vanhille. La création de multiples comptes clients, là où, jusqu’ici, ces derniers n’étaient pas nécessaires, inquiète les organisations de consommateurs. « Cette mesure incite à systématiquement donner une adresse mail, ou un numéro de téléphone, pour recevoir des informations jusqu’ici données naturellement, pointe Morgane Lenain. Mais chacun devrait avoir le droit de faire ses courses anonymement ».

Le danger de l’illectronisme

Si plusieurs start-ups se sont déjà spécialisées dans l’anonymisation des données des consommateurs, peu de chance que tous les clients pensent forcément à ces enjeux en franchissant les portes des supermarchés. « Sans compter que tout le monde n’a pas de téléphone portable ou d’adresse mail !, reprend Morgane Lenain. Pour ces personnes, la dématérialisation de leurs reçus est une vraie gageure ». L’accès aux outils numériques n’est pas donné à tous : 15 à 20 % de la population française est confrontée à l’illectronisme, alors que la dématérialisation s’accélère partout, des services publics… jusqu’à leur liste de courses. Dernier regret des associations de consommateurs : la disparition physique des tickets de caisse – et de ceux des cartes bancaires – va poser problème aux professionnels de l’accompagnement budgétaire. « La pratique des conseillers en économie familiale est de matérialiser chaque étape des achats pour aider les personnes à prendre conscience de chaque achat qu’elles font, remarque Morgane Lenain. Leur quotidien va devenir plus difficile ».

Nul besoin de nécessiter un accompagnant pour éprouver ce sentiment. Emilie comme Déborah pointe leur besoin, encore aujourd’hui, de vérifier leur ticket de caisse pour s’assurer que tous les produits ont bien été pris en compte, et au bon prix. « Il y a quelques jours, j’ai remarqué qu’une réduction de 22 euros n’avait pas été appliquée en caisse, parce que j’avais mon ticket en main. Et 22 euros, ce n’est pas rien, surtout aujourd’hui : je suis allée directement faire ma réclamation en caisse ! », raconte Julie Vanhille. L’exécutif semble avoir réalisé ce besoin général de vérifier son ticket, repoussant de quelques semaines l’entrée en application de la mesure. « Le contexte explique cette décision », a précisé le cabinet d’Olivier Grégoire à l’AFP, évoquant « des remontées des distributeurs comme des associations de consommateurs » : « Le ticket de caisse reste pour de très nombreux Français un élément important de vérification des prix des produits achetés, face à l’inflation ».

Consommateurs réfractaires et commerçants pourront donc profiter encore quelque temps des tickets papiers. « Beaucoup d’indépendants et d’auto-entrepreneurs ne sont pas encore au courant. Ils n’ont même pas acheté les appareils nécessaires à l’envoi des tickets de caisse via Internet, remarque Grégoire Leclercq, président de la Fédération nationale des auto-entrepreneurs. Il leur faudra encore du temps pour s’adapter ». Ils ne sont manifestement pas les seuls.

*Le prénom a été modifié.



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