Pelé et Garrincha, dieux du foot brésilien : l’un connut la gloire, l’autre, l’alcool et la misère


Le 19 novembre 1969, Vasco de Gama, l’un des quatre clubs de Rio – avec Flamengo, Botafogo et Fluminense – affronte l’équipe du Santos FC, où joue un certain Edson Arantes do Nascimento, alias Pelé, alors le plus grand joueur du monde. Ce n’est pas un match ordinaire. Car Pelé a déjà marqué 999 buts au cours de sa carrière commencée treize ans auparavant. S’il marque au Maracanã, le compteur affichera le chiffre phénoménal de 1000 réalisations. Sur une action, Pelé traverse le terrain comme une fusée, dribble ses adversaires comme un skieur fait du slalom et, au moment de pénétrer dans la surface, est fauché par un défenseur.

L’arbitre siffle penalty. Pelé ne veut pas le tirer. Mais 100 000 spectateurs debout l’y obligent en criant son nom. Il y a une ambiance survoltée dans les tribunes. Soudain, alors que Pelé pose le ballon sur le point de penalty, la clameur de la foule s’éteint. Plus personne ne parle ni ne respire. Le gardien Andrada est seul au monde. Pelé s’élance. Andrada effleure la balle mais celle-ci vient s’écraser au fond des filets. Gôôôôl de Pelé ! s’écrie le commentateur tandis que le numéro 9 du Santos FC bondit comme un gosse au milieu du terrain. Dans les tribunes, c’est du délire. La foule exulte. Une nouvelle fête, un carnaval, un concert de tambours improvisé commence. Le terrain est envahi par les spectateurs et les journalistes. Le match est interrompu. Il ne reprendra pas, car le 1000e but de Pelé, retransmis par la télévision en noir en blanc, est un événement qui dépasse le simple enjeu de la rencontre. Même les joueurs de Vasco de Gama, battus, semblent se réjouir d’assister à l’événement.

L’équipe du Brésil pose avec une banderole à l’effigie de Pelé, au Mondial-2022, à Doha, le 5 décembre 2022

Aucun autre joueur au monde n’a marqué mille buts dans l’histoire du football professionnel. Trois fois vainqueur de la Coupe du monde (1958, 1962, 1970), deux fois vainqueur de la Copa Libertadores (qui est la coupe des clubs d’Amérique du Sud) avec le Santos FC, six fois vainqueur de la Coupe du Brésil, onze fois champion de l’Etat de São Paulo, Pelé est bien le plus grand joueur de tous les temps. Celui, aussi, qui a rendu le chiffre 10, qu’il portait, mythique. Dès le début de sa carrière, tout réussit à cet attaquant rapide, technique, opportuniste, intelligent et puissant qui multiplie les traits de génie. Né dans une famille pauvre du Minas Gerais le 23 octobre 1940, Pelé est repéré dès l’âge de onze ans pour son don du ballon rond. A treize ans, il intègre le club du Bauru-SP et, à quinze, il devient professionnel. Pelé intègre alors le célèbre club de Santos FC où il brille de mille feux jusqu’en 1974. Après quoi il signera un contrat en or au New-York Cosmos où il achèvera, « en roue libre » son extraordinaire carrière trois ans plus tard.

« Comment épelez-vous Pelé ? D-I-E-U »

Dès son premier match officiel en septembre 1956, contre le SC Corinthians de São Paulo, Pelé marque. Il n’a pas encore seize ans mais la légende est déjà en marche. Au total, il inscrira 1 281 buts au cours de 1 363 matches. En 1958, lors de la Coupe du monde en Suède, il illumine la compétition. Il ne joue pas les deux premières rencontres du Brésil mais est titularisé dès la troisième à la demande du poste de l’équipe qui impose l’idée d’une association Garrincha-Vava-Pelé en attaque. En demi-finale contre la France de Just Fontaine, il inscrit trois buts (5-2). Et en finale contre la Suède (5-2 également) il se paie le luxe d’en marquer deux autres, magnifiques.

En 1962, au Chili, il est blessé dès la troisième rencontre mais ses coéquipiers se chargent de remporter à nouveau le titre mondial. En 1970, Pelé et consorts conquièrent un troisième titre et l’attaquant du Santos FC est définitivement sacré « roi » par les médias du monde entier, le Sunday Times allant jusqu’à titrer : « Comment épelez-vous Pelé ? D-I-E-U. » Au cours de cette Coupe du monde disputée au Mexique, qui est la première retransmise en couleurs sur les télévisions du monde entier, la fabuleuse sélection auriverdes (Jairzinho, Tostão, Rivelino, Carlos Alberto, entre autres) s’impose comme la superpuissance de la planète foot.

Pelé multiplie les gestes techniques éblouissants. Un vrai festival. Contre la Tchécoslovaquie, il a ce coup de génie : recevant le ballon dans le rond central et voyant que le goal Viktor est avancé, il tente un lob… à une distance de cinquante mètres. Alors qu’il court désespérément en arrière, le gardien comprend qu’il est battu mais le ballon passe de peu à côté de la cage. Face à l’Angleterre, Pelé s’envole dans les airs pour planter un coup de tête vers le coin gauche du but anglais que le gardien Gordon Banks détourne en corner par miracle. Et face à l’Uruguay, en demi-finale, nouvel exploit : il effectue aux dépens du gardien adverse un célèbre grand pont, sans toucher la balle, qui met ce dernier dans le vent… et laisse pantois les téléspectateurs du monde entier.

Un jour, Pelé arrêta une guerre en Afrique !

Symboliquement, il inscrit, en finale contre l’Italie, le 100e but du Brésil en Coupe du monde. Inventif, capable d’emballer le jeu à lui tout seul, dribbleur et joueur de tête fabuleux, Pelé crée, invente, surprend à chaque fois qu’il touche le ballon. Doté d’un toucher de balle et d’une puissance de feu uniques. Il maîtrise à la perfection l’art du une-deux et, surtout, devient, avec l’âge, un formidable organisateur du jeu grâce à son sens du collectif. Icône, légende et mythe, le gouvernement le déclare « trésor national » juste après le Mondial gagné en 1962… il faut éviter à tout prix que Pelé s’expatrie en Europe où tant de clubs à gros budget rêvent de lui. De fait, malgré les propositions alléchantes de nombreux clubs, Pelé n’aura fréquenté que deux clubs : le Santos FC (de 1956 à 1974) et le New York Cosmos (de 1974 à 1977, pour tenter d’installer un football autre qu’américain, ou plutôt : le soccer aux États-Unis).

Brazilian forward Pele dribbles past a defender during a friendly soccer match between Malmoe and Brazil, 08 May 1960 in Malmoe. Pele scored two goals as Brazil won 7-1. AFP PHOTO
Brazilian forward Pele dribbles past a defender during a friendly soccer match between Malmoe and Brazil, 08 May 1960 in Malmoe. Pele scored two goals as Brazil won 7-1. AFP PHOTO

Pour comprendre l’importance et la fascination qu’exerçait Pelé, il suffit de savoir qu’un jour il arrêta une guerre. En 1970, les deux factions impliquées dans la guerre civile au Nigeria s’entendent sur un cessez-le-feu de quarante-huit heures pour le regarder un match de gala à Lagos. « Le voir jouer, valait bien une trêve, et même davantage, remarque l’écrivain uruguayen Eduardo Galeano (dans Le Football, ombres et lumières). Quand Pelé se lançait dans sa course, il passait à travers ses adversaires, comme un couteau. Quand il s’arrêtait, ses adversaires se perdaient dans les labyrinthes dessinés par ses jambes. Quand il sautait, il s’élevait en l’air comme si l’air était un escalier. Quand il tirait un coup franc, les joueurs qui formaient le mur adverse voulaient se retourner pour ne pas manquer ce but. »

Garrincha, l’idole de Rio de Janeiro

Pourtant, aussi étonnant que cela paraisse, Edson Arantes do Nascimento, dit Pelé, qui fit rêver des millions et des millions d’enfants à travers le monde, ne fut jamais le joueur préféré des Cariocas, les habitants de Rio de Janeiro. Dans l’ancienne capitale du Brésil (remplacée par Brasilia en 1960), personne n’a laissé un meilleur souvenir et procuré autant de plaisir que Manuel Francisco dos Santos surnommé, par l’un de ses nombreux frères, Garrincha, ce qui est le nom d’un petit oiseau tropical.

L'attaquant brésilien Garrincha à la lutte avec le gardien français Claude Abbes en demi-finale du Mondial suédois à Stockholm, le 24 juin 1958
L’attaquant brésilien Garrincha à la lutte avec le gardien français Claude Abbes en demi-finale du Mondial suédois à Stockholm, le 24 juin 1958

Joueur hors normes, dribbleur fou, « Mané » Garrincha fut certainement le plus attachant des joueurs brésiliens. Si les Cariocas le préfèrent à Pelé, dont il est contemporain, ce n’est pas seulement parce qu’il fit sa carrière à Botafogo, l’un des clubs de Rio. C’est surtout parce qu’il leur ressemble. Pauvre, créatif et sympathique, il est l’archétype du malandro, le gentil voyou coureur de jupons et amateur de bière fraîche qui jouit dans l’instant des plaisirs de l’existence. Si Pelé jouait pour gagner et devint par la suite un homme d’affaires richissime et même un ministre des Sports sous la présidence de Fernando Henrique Cardoso (1994-2000), Garrincha pensait avant tout à s’amuser.

Avec ses genoux déformés, il déséquilibre la défense adverse

Indiscipliné et hédoniste, il ne rechignait jamais, après l’entraînement, à aller rejoindre sa bande de copains sur le sable de Copacabana pour s’adonner, pieds nus, à une énième partie de son sport fétiche. Pelé connut la gloire, la médiatisation et la fortune. Garrincha, dont la carrière fut aussi belle que méconnue du grand public international tant elle fut éclipsée par celle de Pelé, mourut pauvre, ivre et seul.

Né en 1933 dans l’État de Rio, Mané Garrincha n’aurait jamais dû devenir footballeur. Lorsqu’il vint au monde. Il avait les deux jambes tordues du même côté et la colonne vertébrale en S. Les médecins diagnostiquèrent qu’il ne serait jamais sportif. Mais, de cette anormalité, il fit au contraire un atout. Jamais il n’y eut d’ailier droit comme Garrincha. Les défenseurs n’arrivaient aucunement à déchiffrer le jeu de jambes de cet attaquant court sur pattes aux genoux déformés. Quand il semblait partir sur la droite, il s’élançait à gauche. Il déséquilibrait les défenseurs et leur donnait le tournis. Mais Garrincha déroutait aussi par son état d’esprit. Désintéressé, sans ambition personnelle, doté d’une intelligence inférieure à la moyenne, l’ailier droit de Botafogo jouait avant tout pour prendre et donner du plaisir, comme un enfant espiègle. Sur le terrain, il faisait la fête, n’agressait personne et ne laissait personne lui prendre la balle, quitte à repartir avec en direction de son camp, à la manière d’un gosse redoutant qu’on lui confisque son jouet !

Quand Garrincha inventa le « petit pont »…

Ses facéties suscitaient l’hilarité des spectateurs qui, avec lui, apprirent à rire. Un jour, ces derniers se mirent à crier « olé ! » à chaque fois que Garrincha effaçait un adversaire. La mode du « olé ! » perdure de nos jours. Il ne se prenait pas au sérieux. Et ce simple d’esprit trouvait exagéré que l’on accorde trop d’importance au football. En 1950, lors de la défaite maudite du Brésil au Maracanã en finale de la Coupe du Monde contre l’Uruguay (1-2), il ne comprenait pas que les gens soient à ce point contrariés. « Après tout, ce n’est qu’un jeu », pensait-il, lui qui n’avait même pas suivi le match à la radio, ayant préféré se rendre à une partie de pêche.

Aucunement carriériste, il vint au professionnalisme par hasard, après avoir commencé une brève carrière d’ouvrier, interrompue par son chef qui ne supportait pas ses retards répétés. Un tantinet fainéant, il imaginait qu’une carrière de footballeur professionnel était trop pleine de contraintes. Mais un ex-professionnel de Botafogo, l’ayant vu jouer, le traîna contre son gré à un entraînement. Garrincha avait déjà dix-neuf ans. Il fut placé au poste d’ailier droit face au défenseur Nilton Santos, qui jouait en équipe nationale. Garrincha le dribbla avec la même insouciance que s’il s’était trouvé sur la plage en train de jouer avec des amis. Mieux, il glissa le ballon entre les jambes du défenseur et inventa ainsi une forme de dribble aujourd’hui classique mais que personne n’avait jamais osé imaginer : le petit pont.

Une autre fois, lors d’un match, Garrincha continua à dribbler un adversaire alors que le ballon était sorti en touche mais l’arbitre ne siffla pas car, comme tout le monde, il voulait profiter de ce moment d’ingénuité et de grâce qui s’apparentait à deux enfants jouant au chat et à la souris. Le poète Paulo Mendes Campos l’a comparé à un artiste génial : « Comme un poète touché par un ange, comme un compositeur suivant une mélodie qui tombe du ciel, comme un danseur calé sur un rythme, Garrincha joue au football par pure inspiration et magie, sans souffrance, sans réserve, sans calcul. »

National Mane Garrincha Stadium Brasilia
National Mane Garrincha Stadium Brasilia

Au cours de la finale de la Coupe du monde 1958, il fournit à Vavá les deux centres qui furent à l’origine des premiers buts brésiliens. Certains prétendent que le Brésil ne fut qu’elle alignait deux génies : Pelé et Garrincha. Lorsque ces deux-là jouaient ensemble, le Brésil n’a pas perdu un seul match. Leur seule défaite commune en sélection eut lieu lors du dernier match du Brésil pendant la Coupe du monde 1966 en Angleterre contre le Hongrie (1-3). Lors du Mondial précédent, en 1962, Pelé étant blessé, Garrincha avait donné toute la mesure de son talent. L’homme-orchestre et l’artisan de ce deuxième titre, c’est lui. Sacré meilleur joueur du tournoi, Garrincha est alors à l’apogée de sa carrière. Cependant, quelques années plus tard, les journalistes qui veulent l’interviewer ont la surprise de découvrir que le double vainqueur de la Coupe du monde réside dans une favela. Non seulement Garrincha est incapable de gérer son argent, mais surtout, son club Botafogo a profité toute sa vie de sa naïveté en lui faisant signer des contrats en blanc remplis par la suite avec des conditions de salaire particulièrement désavantageuses.

On le retrouve ivre en train de pleurer devant une église

Dès la fin des années 1960, Garrincha, qui ne parvient pas à maîtriser son penchant pour l’alcool, entre dans une phase de déchéance. Un jour, au volant de sa voiture, il a un accident. Lui s’en sort indemne mais sa passagère, qui est la mère de sa troisième femme Elza, meurt sur le coup. Profondément déprimé, il tente de se suicider par asphyxie au gaz. C’est la première d’une longue série de tentatives de suicide. « Endetté, sans revenu ni épargne, il demande à la Confédération brésilienne des sports de lui prêter de l’argent, raconte Alex Bellos, dans Futebol : The Brazilian Way of Life (2002, non traduit). Mais celle-ci refuse. Le jour même, on le retrouve ivre en train de pleurer devant une église du centre de Rio. »

Sans un sou pour s’acheter des cigarettes, Garrincha en est parfois réduit à ramasser des mégots dans la rue pour fumer en cachette. Le 19 janvier 1983, après avoir passé la matinée à s’abrutir d’alcool, Garrincha, alcoolique de longue date, s’écroule. Transféré par ambulance à l’hôpital psychiatrique, il est bouffi, boursouflé, bourré d’alcool, méconnaissable au point que ses propres médecins hésitent un instant au moment de l’identifier. En état de coma éthylique, il meurt le lendemain à 6 heures du matin. Il a quarante-neuf ans et laisse une descendance de treize enfants. De trois lits différents. Sans héritage.

Pelé avant un match à Colombes, en région parisienne, en juin 1961
Pelé avant un match à Colombes, en région parisienne, en juin 1961

Son enterrement dans son village natal de Pau Grande, situé dans l’Etat de Rio de Janeiro, tournera à l’expression d’une émotion populaire inimaginable. Si les médias et la Confédération brésilienne de football (CBF) l’ont délaissé, les Cariocas n’ont jamais oublié le plaisir qu’il leur a procuré. Son cercueil est conduit sur un camion de pompiers du même type que celui sur lequel les vainqueurs de la Coupe du monde 1958 avaient paradé à leur retour de Suède dans les rues de Rio de Janeiro en 1958. Des milliers de personnes sont massées sur le bord de la route. II y a beaucoup plus de monde que prévu.

Le public s’identifiait à Garrincha, plus qu’à Pelé car il n’a jamais tourné le dos à ses racines populaires. Il fut exploité par le football et devint le symbole de la majorité des Brésiliens, qui sont également exploités. « Ce fut un pauvre et petit mortel qui aida le pays tout entier à sublimer ses peines. Le pire est que les peines reviennent et qu’il n’y a pas d’autre Garrincha disponible. Et pourtant, nous en aurions tellement besoin pour nous alimenter en rêves », écrivit un jour en guise d’épitaphe Carlos Drummond de Andrade, l’un des plus grands poètes brésiliens disparu en 1987. Une manière de rappeler que si Pelé, décédé presque quarante ans après lui, fut le « roi » du foot brésilien, et du monde, Garrincha, lui, fut son « petit prince ».



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