Divorces, indemnisations, successions… La justice du quotidien plus délabrée que jamais


C’est un classique des déclarations politiques. Il faut mettre plus de moyens sur la justice du quotidien, répètent ceux qui aspirent au suffrage universel. Celle qui intéresse directement les Français parce qu’elle décide des pensions alimentaires et des gardes d’enfants, tranche les différends entre salariés et employeurs ou assiste des propriétaires victimes d’un entrepreneur peu sérieux ou d’un locataire mauvais payeur. Mais voilà, les belles intentions ne dépassent guère le stade de l’incantation. Moins flamboyante que son versant pénal, cette justice civile apparaît de plus en plus comme la délaissée de notre système, alors même qu’avec 2 millions de décisions rendues en 2021, elle représente les deux tiers de l’activité.

A la veille de la présentation du « plan d’actions pour la justice » par Eric Dupond-Moretti, prévue le 5 janvier, les cris d’alarme se sont multipliés dans les juridictions. A Pau, Toulouse, Nantes et ailleurs, les « civilistes » craquent et le disent. Simple opportunisme, balaieront certains. Ras-le-bol profond, en réalité. En novembre 2021, déjà, la tribune dite « des 3 000 » (magistrats) regrettait : « Nous, juges civils de proximité, devons présider des audiences de 9 heures à 15 heures, sans pause, pour juger 50 dossiers ; après avoir fait attendre des heures des personnes qui ne parviennent plus à payer leur loyer ou qui sont surendettées, nous n’avons que sept minutes pour écouter et apprécier leur situation dramatique. » En avril 2022, ce sont les conclusions des états généraux de la justice, voulus par Eric Dupond-Moretti et présidés par Jean-Marc Sauvé, qui rendent un cruel verdict, confirmant « l’état de délabrement avancé dans lequel l’institution judiciaire se trouve aujourd’hui ».

Début décembre, c’est par les voix tonitruantes du président du tribunal judiciaire et du procureur de Bobigny que le sujet de la justice civile est revenu sur le devant de la scène : « Devant les tribunaux de proximité, en moyenne plus de 50 dossiers sont audiencés par demi-journée d’audience, ce qui ne permet pas des conditions convenables et décentes pour permettre aux parties de s’exprimer », écrivent-ils dans une « note d’alerte » adressée à la Chancellerie. A Nanterre, la vice-présidente du tribunal et le bâtonnat des Hauts-de-Seine ont créé une association et saisi le Conseil d’Etat d’un recours en excès de pouvoir contre l’Etat, jugeant que celui-ci ne leur donne pas les moyens suffisants pour exercer leur mission. Tous espèrent un signal fort du ministère le 5 janvier. Sans grandes illusions cependant tant la justice pénale est érigée en priorité absolue du gouvernement.

18 % de comparutions immédiates pour les affaires pénales, 13 % en 2012

Le civil est, en effet, victime d’un système de vases communicants en vigueur dans la plupart des juridictions de France. Dans ses priorités de politique pénale, la Chancellerie exige une réponse « rapide et ferme », en particulier sur les violences intrafamiliales et la « petite » délinquance telle que la vente à la sauvette. Pour satisfaire cette demande, les procureurs, chargés d’orienter les affaires, privilégient un renvoi en comparution immédiate. En particulier, lorsqu’il s’agit de délinquance commise par des gens n’ayant pas d’identité certaine – en clair, des étrangers que l’on soupçonne d’être en situation irrégulière – et dont on craint qu’ils ne se présentent pas à une audience programmée six ou douze mois plus tard. Désormais, les comparutions immédiates représentent 18 % des jugements au pénal contre 13 % en 2012.

Une hausse qui a obligé les plus grosses juridictions à accroître le nombre d’audiences de comparutions immédiates, parfois jusqu’à deux par jour comme à Bobigny. Or, chacune d’entre elles nécessite la présence d’un président et de deux assesseurs. Pour ces derniers, les civilistes forment un vivier commode : ils tiennent peu d’audiences, l’essentiel de leur temps est consacré à la rédaction de décisions, on considère qu’ils peuvent se libérer plus facilement pour « l’urgence » de ces comparutions. « Ils font les pompiers en permanence, regrette Christophe Bourgeois, délégué de l’Union syndicale des magistrats à Douai. Quand on vient les chercher parce qu’un collègue est absent ou malade, ils ont moins de temps pour préparer leurs propres audiences. Ils le font tard le soir ou le week-end ou prennent du retard. »

Une charge encore accrue par l’évolution des comparutions immédiates, amenées à examiner des contentieux plus complexes qu’auparavant. Là où, hier, on jugeait en peu de temps une conduite sous effet de l’alcool ou un vol dans le métro, il faut désormais s’attarder sur des affaires de trafics de stupéfiants avec plusieurs prévenus ou sur des violences intrafamiliales où les intéressés contestent les faits. Compte tenu des peines encourues, les avocats plaident plus longuement et les audiences durent plus tardivement, jusqu’à 21 heures ou 22 heures, parfois jusqu’au milieu de la nuit, rognant d’autant le temps que les juges civils peuvent consacrer à leurs propres affaires.

Le ministre de la Justice Eric Dupond-Moretti, le 3 novembre 2021 à Paris

La solidarité au sein des tribunaux fait partie des traditions, mais le poids en devient si lourd que, dans les juridictions civiles les plus sollicitées, les délais s’allongent et la tension monte. Même si le stock accumulé pendant le Covid a, selon la Chancellerie, baissé de 30 % ces dix-huit derniers mois, les délais de traitement des affaires civiles restent encore élevés, de quatorze à dix-huit mois en moyenne. Avec des effets très concrets pour les justiciables. Ainsi des mesures provisoires (lieux de résidence des enfants, répartition des différentes dépenses…) sollicitées par de nombreux couples en instance de divorce en attendant le jugement définitif : « A Nanterre, il faut onze mois pour les obtenir, huit à Nantes, regrette l’avocat Jérôme Casey. Dans d’autres domaines, on vous propose désormais une audience à novembre 2023, voire janvier 2024 alors même que les dossiers sont en état d’être plaidés. »

« On fait tourner la misère », lâche un magistrat

Laura est juge au pôle social d’une juridiction du nord de la France. Elle doit trancher des conflits entre les citoyens et les organismes de sécurité sociale, portant par exemple sur une indemnisation après un accident du travail ou la reconnaissance d’un burn-out en maladie professionnelle. A raison d’une audience par semaine avec 25 dossiers en mesure d’être jugés, elle ne peut convoquer les plaignants qu’un an après leur première saisine. Au mieux. « Et cela ne veut pas dire qu’ils auront une décision aussitôt si leur dossier n’est pas complet », note-t-elle. Elle a beau établir des priorités (elle considère souvent que les contestations de cotisations par les employeurs peuvent attendre au regard des simples citoyens), elle peine à réduire le stock de 2 000 dossiers annuels. Choquante, cette priorisation ? Elle est désormais très répandue même si personne ne veut le reconnaître publiquement. Si les affaires familiales sont souvent mises en haut de la pile – il s’agit d’un contentieux de masse, très visible – il n’est pas rare qu’ensuite, on privilégie les tutelles aux successions, les pensions alimentaires au droit commercial ou de la propriété. « On fait tourner la misère », résume un magistrat.

Et la frustration de ne pas être à la hauteur du service public qu’on attend d’eux grandit parmi les civilistes. « Je pense souvent à un couple de boulanger qui avait investi ses économies dans un bien immobilier en prévision de leur retraite et qui s’est fait avoir par un promoteur. La justice a mis tellement de temps à agir que cela leur a gâché la vie. Ni à eux, ni à leur entourage, il ne faut parler de justice », souligne Kim Reuflet, présidente du Syndicat de la magistrature. Et c’est toute l’image de l’institution qui en souffre dans la population : « Sur les divorces, la justice civile est une machine à paupériser les femmes. On est obsédé par le droit pénal, par la nécessité de les protéger en cas de violence – et il faut le faire – mais on les maltraite par ailleurs », ajoute l’avocat Jérôme Casey.

Les magistrats eux-mêmes en viennent à délaisser ce pan du droit. A l’Ecole nationale de la magistrature, la plupart des élèves rêvent de faire du pénal, plutôt que du civil. « Quand j’ai commencé en 1998 à Paris, la première chambre civile était considérée comme quelque chose d’extrêmement prestigieux. Désormais, de moins en moins de collègues veulent aller vers ce champ car on est devenu une variable d’ajustement », regrette Fabrice Vert, chef du service des référés à Paris et représentant du syndicat Unité Magistrats FO. A trop passer de temps à rédiger des conclusions en solitaire, les civilistes ont acquis la réputation de rats de bibliothèque, moins glamours que les juges d’instruction des séries télévisées. Alors que la matière est plus difficile à maîtriser que le pénal. Dans les petites juridictions, il faut savoir passer du droit de la construction à celui du commerce, des sociétés, des affaires familiales ou de la succession. Parfois pour une poignée d’affaires par an dans chaque domaine et sans pouvoir s’appuyer sur des collègues plus expérimentés puisque 90 % des décisions sont rendues par un juge unique et non dans un cadre collégial. De quoi décourager même les meilleures volontés. Certains magistrats n’acceptent ces postes que parce qu’ils leur permettent de se rapprocher de leur famille ou de leur région d’origine.

Au-delà des moyens humains que tous réclament, nombreux sont ceux qui suggèrent d’améliorer la formation continue des civilistes ou de les faire davantage travailler collégialement. Du côté du ministère, on revendique une forte hausse du budget ces trois dernières années, l’embauche de 1 500 magistrats toutes spécialités confondues et le développement de « modes alternatifs de règlement des conflits », comme la médiation, la conciliation… pour alléger la charge des tribunaux. Pas suffisant pour rassurer. La mise en œuvre, début 2023, des cours criminelles départementales, amenées à remplacer dans certains cas les cours d’assises, mais nécessitant cinq magistrats au lieu de trois, ou la réflexion autour de la création de juridictions spécialisées sur les violences intrafamiliales laissent plutôt présager d’un nouvel alourdissement des « permanences » dévolues au pénal. Au risque de fragiliser un peu plus la justice du quotidien, priorité bien mal traitée.



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