Jean de Gliniasty : « L’embargo ne gêne pas vraiment l’économie russe » – Monde




L’invasion de l’Ukraine par la Russie forge chaque jour un peu plus la nation ukrainienne. Est-ce une erreur d’appréciation majeure de la part de Vladimir Poutine ?

Oui, c’est très clair. Cette guerre est le creuset de la nation ukrainienne. Elle permet de réunir les orthodoxes russophones de la rive gauche du Dniepr, sous tutelle russe depuis 400 ans, et les populations à dominante catholique, situées à l’ouest du pays. Poutine a toujours ignoré qu’une partie de l’Ukraine n’a jamais été Russe, sauf à partir de 1945, lorsque la Galicie est devenue soviétique. C’est autour de ce noyau qu’ont été préservées les traditions de l’Ukraine.

Guerre Ukraine-Russie

En décembre, Zelensky a fait sa première visite officielle aux États-Unis. Comment ne pas y voir un échec de nos diplomaties européennes, qui étaient pourtant à la manœuvre lors des accords de Minsk ?

Les accords de Minsk sont effectivement un échec. À noter que les principaux opposants étaient les Ukrainiens eux-mêmes. Au préalable, le format Normandie a été créé en juin 2014 par François Hollande, qui n’avait invité ni les États-Unis ni l’Angleterre. Mais, depuis le 24 février, les États-Unis, qui sont devenus le premier pourvoyeur d’armes à l’Ukraine – même si l’Europe fait tout de même assez bonne figure -, ont plus d’influence politique, ce qui explique le choix du président ukrainien.

Quant à la France, elle ne semble pas avoir un poids diplomatique lui permettant de peser sur le règlement du conflit…

Macron a pris des positions courageuses en affirmant qu’il fallait sortir de la guerre par la négociation, et en voulant donner des garanties de sécurité aux Russes. Ces déclarations ont suscité un grand scandale, à tort. Toutefois, actuellement, les Russes, comme le reste du monde, nous considèrent comme partie intégrante du bloc Atlantique. Notre capacité d’arbitrage en est grandement diminuée, ce qui n’est pas le cas de pays comme la Turquie.

Quant à la prétendue lune de miel, il semble que la Chine ait commencé à prendre ses distances avec la Russie, notamment quand Pékin a demandé à Moscou de sortir de son ambiguïté sur le nucléaire… Pékin préfère un monde multipolaire où chacun cultive ses intérêts. Il y a une coopération russo-chinoise mais pas d’alliance. La Chine n’a pas intérêt à ce que la Russie s’effondre ou que l’affrontement dégénère en guerre nucléaire. C’est pourquoi elle s’abstient de livrer des armements, dans une configuration qui s’avère à géométrie variable.

Y a-t-il vraiment eu une normalisation des relations entre l’Occident et la Russie, notamment lorsque Dimitri Medvedev a été porté au pouvoir entre 2008 et 2012 ?

Oui, côté américain, c’est ce qu’on a appelé le « reset ». Cela a conduit à l’intégration de la Russie à l’Organisation mondiale du commerce (OMC) et à la réduction des stocks d’armes nucléaires. J’étais ambassadeur à cette époque et le sentiment d’ouverture était réel. Mais les crises libyenne et syrienne ont mis fin à cette détente. D’abord, en Libye, Medvedev ne voulait pas s’opposer à la zone d’exclusion aérienne voulue par les Occidentaux. Poutine lui a alors fait comprendre qu’il allait être berné et devrait en assumer les conséquences. Puis, le trucage des législatives en 2011 a précipité 100 000 personnes dans les rues de Moscou. Après ces évènements, Poutine était convaincu que Medvedev allait se faire phagocyter par les Occidentaux et que son propre pouvoir allait être fragilisé. Résultat, Medvedev n’a pas été autorisé à faire un second mandat et la ligne de rapprochement avec l’Occident a été abandonnée.

À court terme, les Russes s’en sortent très bien. Sur le long terme, c’est plus compliqué car il y a eu une grande émigration des élites russes, ce qui risque de ne pas être sans conséquences à l’avenir.

Du fait des sanctions et de son effort de guerre, la Russie va-t-elle entrer dans une crise économique aussi grave que le rêvent certains responsables politiques européens ?

La récession de 10 % annoncée par le FMI sera, en réalité, bien plus modeste. La Russie a établi une économie de guerre. Cela la conduit à diminuer voire à annuler la baisse de son industrie manufacturière. Moscou organise aussi une réorientation radicale de son économie vers la Chine et l’Inde. De toute évidence, les sanctions n’influent pas sur le processus politique. À court terme, les Russes s’en sortent très bien. Sur le long terme, c’est plus compliqué car il y a eu une grande émigration des élites russes, ce qui risque de ne pas être sans conséquences à l’avenir.

Le pétrole et le gaz russe coulent à flots, notamment en Inde. Quand on sait que les hydrocarbures russes sont une manne financière inépuisable, l’impact des sanctions occidentales semble tout relatif…

L’embargo ne gêne, en effet, pas vraiment l’économie russe. Moscou s’est d’abord accordé avec l’Arabie Saoudite afin de refuser d’augmenter les quantités produites pour maintenir des prix élevés pour le gaz et le pétrole, les rendant faciles à vendre avec des revenus énormes. Le plafonnement des prix est désormais en train de se mettre en place. Pour la France, les sanctions représentent 30 milliards d’euros d’investissements abandonnés. C’est encore plus grave pour les Allemands, qui avaient basé leur modèle de développement sur la paix réglée grâce aux accords de Minsk. Ceux-ci devaient leur permettre de s’approvisionner en gaz pas cher, dopant la compétitivité allemande qui leur permettait d’exporter chez les Chinois.

Après onze mois de conflit, le rapport de force n’est pas stabilisé. Voyez-vous le chemin qu’il faudrait emprunter pour aboutir à un accord acceptable par les deux parties ?

L’épreuve de force décisive n’a pas lieu, tant qu’un belligérant ou l’autre n’abandonne pas l’espoir de marquer des points. Le schéma le plus probable est celui dans lequel les Russes parviennent à contrer la poussée ukrainienne et réussissent à se fortifier, empêchant ainsi Kiev d’atteindre ses buts de guerre. Ils pourraient alors laisser planer un poids permanent sur l’économie ukrainienne. Ce scénario est le pire pour l’Europe, car il maintient le cancer de la guerre au sein du Vieux continent. Quant à l’hypothèse d’une victoire ukrainienne, celle-ci peut provoquer une escalade, s’ils venaient à atteindre la Crimée, et ainsi provoquer des mesures désespérées côté Russe. Il faudra du temps pour se mettre d’accord sur un schéma de paix.



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