Jérôme Fourquet : "La réforme des retraites est un sujet de civilisation"

La réforme des retraites a provoqué une mobilisation sociale d’une ampleur inédite, dans un mouvement de protestation appelé à se poursuivre. Une intensité surprenante pour de nombreux observateurs, dans une France souvent décrite comme apathique et résignée à devoir travailler plus longtemps. Le sondeur Jérôme Fourquet décrypte, pour L’Express, les ressorts de la mobilisation. Pour l’auteur de L’Archipel français (Le Seuil, 2019), rien ne prouve que la colère sociale bénéficie à Marine Le Pen.

L’Express : La mobilisation sociale a été très forte et inattendue. Qu’est-ce que ça dit de l’attachement à la retraite à 62 ans ?

Jérôme Fourquet : Cette mobilisation très puissante indique que l’âge de départ à la retraite demeure extrêmement sensible en France. Ce projet de réforme, qui vise à reporter l’âge de départ à 64 ans, effacerait ainsi ce que les Français considèrent comme une avancée sociale majeure acquise en 1981 à l’occasion de la victoire de François Mitterrand, une conquête inscrite dans la mémoire profonde du pays, notamment dans les milieux populaires.

Selon l’ensemble des Français Selon les cadres et CSP+ Selon les employés et ouvriers
La 5e semaine de congés payés 52 % 43 % 58 %
La retraite à 60 ans 51 % 31 % 53 %
L’abolition de la peine de mort 41 % 55 % 34 %
Les 39 heures 31 % 19 % 32 %

Source : Ifop-Fondation Jean-Jaurès, 2021.

Depuis cette décision historique qui remonte à plus de quarante ans, s’est ancrée l’idée que les salariés ont droit à une période de repos bien mérité, un temps pour soi, qui est celui de la retraite. Dans l’imaginaire collectif, la retraite est associée à ces seniors qui font de la randonnée, jardinent et s’occupent de leurs petits-enfants. On estime que cette parenthèse enchantée est menacée.

Enfin, certains slogans dans les cortèges faisaient aussi écho à la dépendance (« La retraite en déambulateur »). Le scandale des Ehpad Orpea a beaucoup marqué les esprits. L’espérance de vie a certes augmenté, mais pas forcément la vie en bonne santé. Entre 15 et 20 % de la population française est « aidante » : on sait désormais que le temps à vivre heureux et en bonne santé à la retraite n’est pas si important que ça.

On a l’impression d’assister au rassemblement de la jeunesse bobo parisienne et des classes populaires… Vous avez théorisé l’archipélisation française : pensez-vous que l’opposition à la réforme peut réunir les Français par-delà leurs différences ?

Les manifestations ont rassemblé à la fois les gros bataillons habituels de la fonction publique, une partie de la jeunesse (alors même que les plus jeunes anticipent que les règles changeront plusieurs fois d’ici leur retraite) et des profils variés de personnes dont c’était la première manifestation. L’ampleur de la mobilisation démontre que l’attachement au départ à la retraite à un âge raisonnable fédère une large partie de l’archipel français au-delà des différences. C’est quasiment un sujet de société, presque de civilisation.

Est-ce que ça contredit les constats de Français qui seraient résignés, apathiques, au sujet d’une réforme des retraites longtemps perçue comme inéluctable ?

Une forte mobilisation sur une journée d’action intersyndicale n’est pas contradictoire avec une forme d’apathie générale. Cela veut simplement dire que la question de la retraite fait partie des lignes rouges, pour lesquelles une partie des Français est encore prête à se mobiliser. De surcroît, il faut être prudent quant aux pronostics sur les suites du mouvement : nous n’avons là que la première manche de la mobilisation.

Au-delà de la retraite, c’est le rapport au travail qui est questionné. Une remise en cause qui dépasse de loin la question de la pénibilité physique… Est-ce à dire que nous avons basculé dans une société qui met les loisirs et le temps libre au cœur de la « vraie vie » ?

Le rapport au travail a considérablement évolué en une génération. Alors qu’en 1990, 60 % des Français estimaient que le travail était « très important » dans leur vie, ils ne sont plus que 21 % aujourd’hui, selon l’Ifop. Il y a des raisons mécaniques : le temps passé au travail a diminué, les 35 heures sont passées par là. On a aussi assisté à un fort développement de la société des loisirs : le tourisme, les courts séjours, les jeux vidéo, les réseaux sociaux… Toutes ces offres concurrencent le temps du travail et relativisent l’importance de celui-ci.

Le monde du travail a également changé : les Français s’y sentent moins bien qu’avant collectivement. Beaucoup de métiers ont perdu du sens, sont devenus abstraits voire déshumanisés, à cause de l’intensification du travail, des exigences du client-roi qu’il faut absolument satisfaire, de l’obsession du court terme, de la montée en puissance des normes… Le départ à la retraite à 62 ans peut consister, dans ce contexte, en une oasis à laquelle on accéderait après une longue et pénible traversée.

Est-ce que ça veut dire qu’Emmanuel Macron fait fausse route quand il entend mettre « la valeur travail » au centre de son action pour son second mandat ?

Lors de ses vœux aux Français du 31 décembre, Emmanuel Macron a en effet prononcé 17 fois la formule « C’est par notre travail que… » Pourquoi fait-il ça ? Le président considère peut-être que dans une société archipelisée, il faut d’abord parler à sa base électorale. Son électorat – les électeurs macronistes et ceux de droite qu’il veut séduire – demeure majoritairement attaché à cette « valeur travail », très forte notamment chez les retraités. Peut-être estime-t-il aussi que son devoir est de rappeler aux Français les réalités, sans épouser le sens de la pente. Il n’en demeure pas moins que ce type de discours a du mal à entrer en résonance avec la majorité de la population…

Le président a défendu une réforme « démocratiquement tranchée et validée », avec l’idée qu’en votant pour lui, les Français se seraient prononcés en faveur de sa réforme des retraites présentée pendant la campagne. Est-ce si clair ?

Bien sûr que non. C’est une pirouette sémantique et rhétorique. Autant on peut dire que son électorat de premier tour avait validé cette réforme (Emmanuel Macron parlait même d’un départ à 65 ans), autant on sait que les électeurs de gauche qui se sont tournés vers lui au second tour n’adhèrent en rien à la majeure partie de son programme. Une grande partie a simplement fait barrage à Marine Le Pen. Toutes les enquêtes montrent une importante constante de l’opinion des Français : 60 à 70 % d’entre eux sont opposés depuis des années à un allongement de la durée du travail. Si on rentre dans le détail, le report à 64 ans ne fait même pas l’unanimité chez les électeurs de premier tour d’Emmanuel Macron : 43 % y sont opposés.

Marine Le Pen et les élus RN ne participent pas aux protestations dans les rues, pourtant son électorat est majoritairement opposé à la réforme des retraites. Peut-elle en tirer des bénéfices malgré une posture de « demi-retrait » ?

Marine Le Pen veut endosser le rôle de l’opposante en chef. Elle sait que son électorat est très opposé à cette mesure : 28 % des Français sont favorables à cette réforme, et l’adhésion n’est que de seulement 18 % chez les électeurs RN. Elle a cependant conscience que ces périodes de mobilisations sociales ne sont jamais propices à son mouvement. Si on regarde l’histoire sociale depuis 1995, le Front national, devenu Rassemblement national, n’a jamais capitalisé dans ces séquences de protestations. Ce sont des moments pendant lesquels on réactive le clivage gauche/droite, et où les cadres RN savent qu’ils se feront bousculer par les organisations syndicales s’ils rejoignent un cortège.

La Nupes aimerait s’imposer comme le seul réceptacle électoral de cette colère. Mais on a vu Jean-Luc Mélenchon obligé de s’arrimer derrière les syndicats. Peut-il perturber le face-à-face politique entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen ?

Il faudra voir si le mouvement s’inscrit dans la durée… Sous le quinquennat précédent, nous avons assisté à une répétition générale, avec une forte opposition à la première tentative de réforme des retraites, de très longues grèves, des manifestations, et des élus mélenchonistes en pointe… A la fin, c’est Marine Le Pen qui s’est qualifiée au second tour. La question sociale n’est pas la seule thématique sur laquelle les électeurs se positionnent. La prochaine présidentielle est dans quatre ans ! Que restera-t-il politiquement de ce mouvement en 2027 ?



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