« L’avenir des économies africaines ne peut pas se construire avec des avocats venus d’ailleurs » – Jeune Afrique


Paris, aéroport Roissy-Charles-de-Gaulle. Un ministre d’un pays d’Afrique francophone m’adresse un large sourire et, au cours de l’échange qui suit, il se félicite d’avoir signé une importante convention relative à un projet d’infrastructure majeur. En ce début 2023, ses objectifs sectoriels sont, dit-il, atteints. Mais il confesse son grand regret d’avoir consacré plus d’un million d’euros aux honoraires des avocats dans ce projet. Et il conclut, dépité : « On est peiné de débourser ces montants, mais il n’existe pas partout en Afrique des cabinets d’avocats capables de prendre en charge ces importantes transactions. »

Explosion des besoins

Habitué à ce prétexte, qui comporte une part de vérité, je m’abstiens de faire observer qu’une large partie de la documentation juridique du projet en question a été préparée en Afrique par des confrères très compétents. Je félicite néanmoins le ministre pour son succès et je me risque quand même à lui poser à voix basse cette question : « Monsieur le ministre, combien votre pays investit-il dans son Programme national de développement pour le renforcement des capacités des avocats ? » Surpris, il me répond : « Pourquoi l’État financerait-il une profession libérale ? » Poser une telle question témoigne d’une erreur d’appréciation des parties prenantes, États et avocats confondus, alors même qu’ils pourraient être tous gagnants.


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Dans les principes et les textes régissant la profession d’avocat, l’indépendance est non seulement consacrée mais, surtout, elle est protégée. Elle est non négociable. L’État, de son côté, excepté pour des missions de service public – dont, notamment, l’assistance judiciaire –, ne se préoccupe point de mettre des ressources à la disposition des barreaux en vue de leur développement.

Or, depuis quelques années, l’explosion des besoins juridiques dans tous les domaines de la vie de l’État et des entreprises fait jouer à l’avocat un rôle multidimensionnel et incontournable dans la société. Hormis son travail dans les prétoires, auquel l’homme de la rue tend, par ignorance, à le confiner, l’avocat est rédacteur de lois, médiateur dans des conflits, arbitre dans des contentieux, négociateur de grands projets, enquêteur dans des missions d’investigation relatives aux graves violations de droits humains, etc.

Si, en raison de l’expertise pointue et du savoir-faire qu’ils requièrent, ces domaines sont demeurés, pendant de longues années, la chasse gardée des puissantes multinationales du droit, la donne change. Dans les pays d’Afrique anglophone comme l’Afrique du Sud, le Nigeria ou le Kenya, la structure organisationnelle, la taille et l’expertise des cabinets ont rendu quasiment inutile le recours aux cabinets occidentaux. Mieux, un cabinet leader de la place de Lagos a franchi depuis 2021 un cap offensif et historique en ouvrant un bureau à Londres. C’est la réponse du berger à la bergère.

Préférence nationale

En Afrique francophone et en Afrique lusophone, tout comme au Maghreb, la situation est plus contrastée. Les expertises fortes ne manquent pas, mais le nombre de structures compétitives à l’international reste encore relativement limité. Loin de moi l’idée de prôner un patriotisme juridique à outrance, qui imposerait le recours aux cabinets d’avocats nationaux même lorsque ces derniers justifient à peine de l’expertise spécifique requise ou qu’ils ne la possèdent tout simplement pas. En revanche, il est possible de prévoir, notamment dans le cadre des marchés publics, des règles de préférence nationale pour les services d’avocats. À titre d’exemple, le Nigeria a déjà légiféré en faveur du contenu local pour les services d’avocats dans l’industrie pétrolière.

À la lumière de ces enjeux, décomplexés, ouverts et ambitieux, nombre de barreaux encouragent fortement leurs avocats à aller se former hors du continent auprès de leurs confrères plus expérimentés. Leurs dirigeants, conscients du fossé qui s’est creusé dans la compétition mondiale, mettent en place des programmes de formation interne pour leurs avocats. Mais, après plus de soixante années d’indépendance de nos États, n’est-il pas envisageable de soutenir les barreaux africains dans leurs efforts de développement et de formation, en mobilisant notamment des ressources financières importantes et en accordant des incitations fiscales aux structures d’avocats, surtout pour les plus jeunes qui entrent dans le métier ?


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L’avenir radieux des économies du continent ne peut pas durablement se construire avec des cabinets d’avocats venus d’ailleurs et rémunérés sur le dos de nos contribuables, sans obligation de transfert de leur savoir-faire à des structures locales. Il ne pourra nulle part être contesté que les meilleurs experts qualifiés pour accompagner les États, les personnes physiques et les entreprises en Afrique sont ceux qui connaissent le droit local, son histoire et son application intime. Le premier bénéficiaire de ce nouveau partenariat gagnant-gagnant à imaginer, ce sera l’État qui, par ses appuis institutionnels et financiers multiformes, contribuera à l’amélioration de la compétitivité collective d’une avocature dont le niveau d’expérience va conduire à privilégier, naturellement, le recours aux compétences nationales.

Ce choix stratégique de politique publique est un moyen de rehausser la compétitivité collective de cette profession dans nos pays. En dehors des nécessaires réformes et stratégies de modernisation que devront initier nos barreaux, l’accompagnement de l’État devient nécessaire pour permettre l’éclosion sur le continent de multiples structures de dimension régionale qui deviendront des champions africains de l’avocature. L’État de droit et la qualité de la justice, qui sont devenus des paramètres essentiels d’attractivité de nos pays, exigent une avocature qui soit à la hauteur des attentes des usagers du droit et de la justice. L’État et les barreaux sont donc condamnés à écrire ensemble les nouvelles pages de l’histoire d’un partenariat vertueux.



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