Primark : la formule magique derrière l'insolent succès de l’enseigne irlandaise

En ce début janvier, la fièvre acheteuse de Noël est retombée et les soldes n’ont pas encore commencé. Dans les boutiques du gigantesque centre commercial Créteil-Soleil, les consommateurs ne se pressent pas pour sortir leur portefeuille, miné depuis des mois par la hausse des prix. Sauf dans l’une d’entre elles qui résiste vaillamment à la désertion. Après avoir déambulé dans les trois étages et les 8000 m2 du magasin, familles et adolescents en vadrouille en ressortent avec d’immenses sacs en kraft remplis de tee-shirts, de leggings, de bodys ou de bougies à prix réduits et siglés… Primark. “La matinée est pourtant calme”, plaisante Jean-Edouard Rouquerol, le directeur du magasin, le plus grand de l’enseigne irlandaise d’habillement en France, où 550 salariés s’activent pour décharger les 70 palettes reçues en moyenne chaque jour, mettre en avant les incontournables du moment – vêtements de sport pour les bonnes résolutions et manteaux en ce début d’année – et encaisser les clients. L’inflation qui malmène le pouvoir d’achat des consommateurs et les contraint à réduire certaines dépenses non nécessaires comme les vêtements ? Même pas peur ! “Le trafic demeure très bon en magasin : nous tirons notre épingle du jeu”, se réjouit Christine Loizy, directrice générale France.

Dans un marché hexagonal sinistré, à l’heure où certains de ses concurrents sont englués dans une interminable crise, Primark fait figure d’exception. Depuis l’ouverture de la première boutique en France en 2013, la chaîne attire comme un aimant les consommateurs. En moins d’une décennie, elle a réussi à devenir le huitième distributeur d’habillement en France avec seulement 21 magasins – le premier est Kiabi, qui en possède plus de 300 – et à grignoter 3% des parts de marché en volume dans un marché très atomisé. Le géant celtique, qui n’a décidé d’exporter son modèle en-dehors des vertes contrées irlandaises et britanniques qu’en 2006, est devenu au niveau mondial le troisième groupe de prêt-à-porter avec ses 7,7 milliards de livres sterling de chiffre d’affaires, derrière Inditex (propriétaire de Zara) et H&M, en étant présent sur seulement 15 marchés.

Dans l’Hexagone, l’entreprise se paye même le luxe de lancer un “plan de croissance ambitieux” au moment où certaines enseignes suivent plutôt la tendance inverse… 100 millions d’euros d’investissements sont prévus pour l’ouverture de sept nouvelles boutiques, à Brest, Saint-Etienne ou Grenoble. Le coup d’envoi a été donné à Angers en décembre dernier. Et comme à chaque fois, le lancement de la boutique a été un événement. 2500 personnes se sont pressées dès le premier jour d’ouverture pour remplir leur garde-robe. Certaines d’entre elles même réservées des chambres d’hôtel pour l’occasion ! “Lors de ma première inauguration de magasin à Marseille, j’avais été ébahie par ce phénomène : nous avons été submergés les premières semaines par une marée humaine et nous avons dû faire venir du renfort d’Espagne, d’Irlande et d’Angleterre”, se souvient Christine Loizy. Résultat, les propriétaires de centres commerciaux, les mairies et… Pôle emploi leur déroule le tapis rouge.

Du volume et des marges compressées au maximum

La formule magique de ce succès est la même depuis la naissance de l’enseigne et a été concoctée par Arthur Ryan. Ce vendeur de cravates décide en 1969 d’ouvrir un magasin de vêtements low cost nommé « Penneys », une idée révolutionnaire à l’époque. Le pari plaît à la famille Weston, propriétaire du conglomérat agroalimentaire ABF (Associated British Foods), qui décide d’injecter de l’argent dedans. “Leur recette consiste à vendre très bon marché d’énormes quantités pour écraser les coûts, et ils ont réussi à pousser ce raisonnement à un niveau de radicalité qui n’était même pas imaginable : leurs plus gros magasins font plus de 100 millions d’euros de chiffre d’affaires, c’est bluffant”, décrypte Cédric Ducrocq, PDG du cabinet de conseil Dia-Mart. Du volume donc, et des marges compressées au maximum. Le budget pour la publicité traditionnelle est réduit au strict minimum, une affiche quelques jours avant l’ouverture d’un magasin. Pour faire sa promotion, l’entreprise préfère compter sur le bouche-à-oreille et les réseaux sociaux. A l’heure où tous ses concurrents se ruent sur le e-commerce, d’autant plus depuis la crise du Covid, Primark s’y refuse : trop coûteux. L’enseigne a tout de même lancé une expérience de “click & collect” en Angleterre, mais reste attachée dur comme fer à l’expérience en magasin. Résultat de cette politique du prix cassé : les ménages qui ont vu leur budget grignoté depuis des années par la hausse de leurs dépenses contraintes se ruent dans les boutiques pour continuer à remplir leur garde-robe.

Des vêtements à bas prix d’accord… mais pas question de lésiner sur le côté fashion : le produit doit être attractif et ne pas avoir l’air “low cost”. “Ils ont réussi à imposer un modèle de rêve pour le consommateur qui peut trouver là-bas des basiques dans l’air du temps et avec une qualité raisonnable au regard du prix”, souligne Gilles Cohen, patron de Klartis Consulting, un cabinet de conseil en stratégie spécialisé dans la distribution de mode et de luxe. Lors de la revue des produits, Paul Marchant, le PDG de l’enseigne, passe tous les détails au peigne fin et donne même son avis… sur l’emplacement d’un bouton ou la couleur d’un pantalon ! Idem pour l’expérience en magasin. “Contrairement à d’autres discounters, ce ne sont pas des hangars moches, mais de grands magasins d’entrée de gamme : le concept est sobre, mais pas triste”, décrit Cédric Diamart. A l’intérieur de ces cavernes d’Ali Baba de plusieurs milliers de mètres carrés, tout est fait pour provoquer une envie d’achat compulsif. “Les consommateurs se retrouvent dans ces boutiques comme des enfants dans un magasin de confiseries : ils ont envie de tout acheter !”, s’exclame Gilles Cohen. “Nous sommes des commerçants avant tout : nous recherchons l’excellence opérationnelle et nous voulons offrir à nos clients une expérience fun et ludique”, décrit Christine Loizy. Surtout, l’entreprise choisit les meilleurs emplacements pour ses magasins, quitte à renoncer à certaines zones tant qu’ils n’ont pas trouvé la perle rare… comme Paris, qui devra encore attendre avant de voir une boutique Primark y ouvrir ses portes.

Le mastodonte chinois Shein, une menace ?

Le succès de Primark ne l’empêche pas d’être confronté à un certain nombre de défis, et en premier lieu l’inflation. Si les clients n’ont pas déserté les boutiques, l’entreprise a dû absorber une hausse de ses coûts avec l’explosion du prix du coton et du transport. D’abord décidée à ne pas augmenter ses prix, Primark a dû se plier à l’exercice… Mais pas intégralement. Les prix d’un grand nombre de références ont été bloqués, notamment sur les produits destinés aux enfants, et l’enseigne a dû rogner un peu plus ses marges déjà étiques. “ Leur modèle les condamne à faire du volume pour continuer à croître, et comme ils ne peuvent pas se permettre d’augmenter vraiment les prix pour répercuter la hausse des coûts, cette croissance supplémentaire risque d’être moins rentable”, souligne Gilles Cohen. Un moment difficile qui succède à une période Covid déjà compliquée pour l’enseigne qui n’a pas pu se rattraper sur la vente en ligne comme certains concurrents. “Mais au milieu de ces tempêtes, nous avons un atout : nous sommes adossés à un groupe familial aux reins solides comme ABF”, tempère Christine Loisy.

L’enseigne fait également partie des symboles de l’ultra fast fashion, cette mode régulièrement pointée du doigt pour son empreinte environnementale avec ses produits “jetables” et conçus à l’autre bout du monde, et avait été prise dans l’œil du cyclone lors de l’effondrement du Rana Plaza, une usine textile, en 2013. “Comme tous les autres acteurs du secteur, Primark n’a pas eu le choix et a dû se saisir à bras-le-corps de ces problématiques de mode durable”, souligne Gildas Minvielle, directeur de l’Observatoire économique de l’Institut Français de la Mode (IFM). Résultat, une feuille de route sur les sujets environnementaux et sociaux a été lancée. La chaîne s’est par exemple engagée à ce que tous ses produits soient fabriqués en matériaux issus de sources durables ou recyclés d’ici 2030. Autre défi à relever : l’enseigne est en train de se faire concurrencer par le mastodonte chinois Shein, qui inonde le web de vêtements à prix cassés et séduit les acheteurs, malgré son bilan environnemental et social catastrophique. Au point de lui faire de l’ombre ? “Je ne suis pas certain que le modèle Shein puisse durer sur le long terme, à cause du coût des livraisons, du casse-tête logistique et des problématiques sociales et environnementales, qui pourraient être remises en cause d’un point de vue législatif, mais aussi dans la tête des consommateurs”, estime Frank Rosenthal, expert en marketing du commerce. De quoi laisser espérer encore de belles années pour Primark.



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