Russie : et pendant ce temps, Alexeï Navalny se meurt…


Que lui reste-t-il, si ce n’est la peau sur les os ? L’humour, pardi ! C’est à se demander de quel bois Alexeï Navalny est fait : écroué depuis deux ans dans l’une des pires prisons de Russie, jeté au cachot au moindre prétexte, l’ennemi public n° 1 de Vladimir Poutine parvient encore à en rire… Au fil de son journal de bagnard, régulièrement publié par ses proches, l’opposant de 46 ans raconte ce quotidien de goulag du XXIe siècle, ponctué de « smileys ». Les réveils huit fois par nuit, le visionnage ad nauseam de la propagande d’Etat braillant des « Gloire au FSB ! » ; les néons allumés jour et nuit dans sa cellule de 3 mètres sur 2 ; les privations de nourriture ; les visites de sa famille annulées au dernier moment sur ordre des autorités ; les 11 séjours au trou pour avoir fait sa toilette une demi-heure trop tôt ou mal boutonné sa chemise…

Une réplique de la cellule d’Alexeï Navalny, exposée devant l’ambassade de Russie à Berlin, le 24 janvier 2023

Dans la panoplie sadique de ses geôliers, l’avocat hostile au Kremlin a tout enduré sauf le passage à tabac, pourtant loin d’être rare derrière les murs de la colonie IK-6 de Melekhovo, à quatre heures de route de Moscou.

Dans l’enfer de la prison russe

« Pourquoi exciter les foules en le battant ? Il a encore des soutiens, même s’ils ne s’expriment plus publiquement. Le régime préfère le soumettre à ‘une torture ingénieuse’ visant à le tuer à petit feu », souligne l’historienne Galia Ackerman, spécialiste de la Russie postsoviétique. « Pour ceux qu’elle ne peut pas frapper, la prison russe a imaginé une multitude de variantes, ironise l’activiste dans son journal du 12 décembre. La plus simple est de maintenir l’individu en quartier disciplinaire. Et si cela ne suffit pas à le briser, alors on peut, pour commencer, balancer dans sa cellule un clochard. C’est ce qui vient de m’arriver. Dans le jargon carcéral, on appelle ça un ‘diable’. Mais appelons-le correctement : un détenu qui a de gros problèmes d’hygiène corporelle. » Qu’à cela ne tienne, le forçat le plus célèbre de Russie déploie des trésors d’imagination pour obliger le malpropre à « faire sa toilette et à se brosser les dents ». L’administration rechigne à lui fournir des bottes d’hiver par moins 15 degrés ? Navalny intente un procès.

Le gaillard de près de 2 mètres, regard bleu glacier, frôlait les 100 kilos lorsqu’il a foulé le sol russe le 17 janvier 2021, de retour de convalescence en Allemagne après son empoisonnement au Novitchok, ce neurotoxique dont le Kremlin a le secret. La police l’attendait à la sortie de l’avion. Procès et verdicts expéditifs s’enchaînent : d’abord une peine de trois ans pour avoir enfreint les termes d’une précédente condamnation, puis une autre de neuf ans pour escroquerie.

Depuis le début de sa détention, Alexeï Navalny a été envoyé 11 fois au « mitard »

Deux années d’enfer plus tard, Navalny a fondu. De rares images saisies lors de ses audiences au tribunal témoignent de son calvaire : amaigri, teint gris, œil hagard. A lui seul, l’opposant incarne le funeste destin de la Russie. Le visage d’une liberté condamnée. Les ONG les plus influentes du pays (Memorial, le Groupe Helsinki) ont été bannies, les détracteurs les plus durs assassinés ou embastillés, quand ils n’ont pas fui. Quelques-uns restent, au péril de leur vie, comme le journaliste nobélisé Dmitri Mouratov ou son confrère Alexeï Venediktov, convaincus d’être plus utiles en Russie qu’en exil.

Son combat contre Poutine, le « papy dément »

« ll n’y a ni esprit de sacrifice ni fatalisme », disait Navalny au lendemain de son arrestation. D’autres auraient capitulé depuis longtemps. Mais la bête noire de Poutine depuis quinze ans est un dur à cuire. Avant de croupir à la colonie IK-6, il a mené tous les combats contre le « papy dément » (sic) qui tyrannise son pays. Aux législatives de 2011 et à la présidentielle de l’année suivante, il s’en prend ouvertement au parti présidentiel, Russie unie, rebaptisé « parti des voleurs et des escrocs », et mobilise des milliers de manifestants. Dans la foulée, il crée la Fondation anticorruption, dont la chaîne YouTube totalise des dizaines de millions de vues. L’ex-président Dmitri Medvedev, les oligarques les plus en vue et Poutine en personne sont épinglés dans des enquêtes hyperdocumentées.

Navalny ne sortira plus du collimateur de Poutine. A l’égard de cet homme dont il ne prononce jamais le nom, le président nourrit une haine sans limite. « Ses ennuis ont réellement commencé lors de la campagne présidentielle de 2018, rappelle Galia Ackerman, lorsqu’il s’est mis à promouvoir le ‘vote intelligent’ afin d’inciter les électeurs à voter systématiquement pour le candidat ayant le plus de chance de l’emporter face à Russie unie. Là, il devenait dangereux. Or, quand Poutine identifie un ennemi personnel, il ne le lâche plus. Pour lui, la vengeance est un plat qui se mange froid. »

Un homme en sait quelque chose. A 2 000 kilomètres au sud de Moscou, l’ancien président géorgien Mikhaïl Saakachvili, élu en 2004 à l’issue de la « révolution des roses » et féroce adversaire de Poutine, en paie le prix. Incarcéré à Tbilissi depuis plus d’un an par un régime sous l’emprise de Moscou, il subit, selon son équipe juridique, des supplices d’un autre temps : des traces de mercure et d’arsenic ont été découvertes dans son sang.

L’un comme l’autre semblent condamnés. Et aucune mobilisation d’ampleur ne se dessine à l’Ouest pour ces deux martyrs, à l’heure où l’attention des dirigeants occidentaux est tournée vers le carnage infligé par Poutine à l’Ukraine. De son oubliette, Navalny martèle dans son journal des messages antiguerre. Mais ses engagements nationalistes de jeunesse et ses déclarations ambiguës sur la Crimée en font une cible pour certains défenseurs de Kiev. « Un faux procès », déplore un militant anti-Poutine émigré en Allemagne. « Navalny n’est pas mon candidat, mais tout libéral devrait défendre sa relaxe », plaide-t-il. Contraints à l’exil, ses proches et sa fondation continuent le combat d' »Alexeï » contre Poutine et la nomenklatura russe. Lui en est certain : tôt ou tard, son tortionnaire tombera.



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