En Centrafrique, le groupe Wagner lorgne sur la bière française Castel

Nuit noire. Les flammes s’élèvent dans les hauteurs de Bangui, la capitale centrafricaine. Il est une heure lorsque quatre hommes cagoulés, élancés et athlétiques, veston et pantalon militaires, abandonnent les abords de la brasserie Mocaf, filiale du groupe français Castel. Entre les murs de béton et les barbelés, des milliers de containers de bières s’embrasent. Une attaque éclair : elle a duré moins de cinq minutes. Les casiers fondent et les bouteilles partent en fumée avant l’aube du mardi 7 mars.

Mais qui en veut au géant du vin et de la bière tricolore pour anéantir, en pleine nuit, une partie de sa production ? L’enquête menée par l’Etat centrafricain n’a pour l’heure rien révélé de probant. « Nous exploitons tous les documents avant de procéder à des arrestations », expliquait à l’AFP, huit jours après l’incendie, le procureur de Bangui, Benoît Narcisse Foukpio. Pourtant, l’identité des assaillants suscite peu d’interrogations dans l’esprit des experts internationaux. La minutie du mode opératoire dit tout de l’expérience des commanditaires de l’attaque.

D’après les informations de RFI recueillies auprès de sources locales, pas moins de trente-cinq objets incendiaires ont été lancés dans la zone de stockage, le terrain vague servant de dépôt d’emballage. Sur les images de vidéosurveillance consultées par plusieurs médias dans les jours suivant l’incendie, les tenues des quatre assaillants balayent les maigres incertitudes : les mercenaires de Wagner, organisation paramilitaire russe, sont derrière cette attaque.

Centrafrique, « terrain pilote »

C’est là un nouveau chapitre dans la guerre d’influence que livre la Russie à la France au Sahel. Déployé sur le continent africain depuis 2018, le groupe Wagner emmené par son chef de guerre, Evgueni Prigojine, actuellement très présent sur le front ukrainien, ne cesse de vouloir déstabiliser les places forces de la présence occidentale. Et notamment française…

Le brasseur et embouteilleur Castel domine le marché de l’alcool et du sucre depuis la fin des années 1940. Sa présence est certes discrète, mais s’étend du Cameroun à la Côte d’Ivoire en passant par la Centrafrique. Ce qui en fait un pilier de l’influence économique française sur une partie du continent. « Trois groupes français symbolisent le pré carré français : Bouygues, Bolloré et Castel », note Charles Bouessel, analyste senior chez Crisis Group, une ONG internationale à but non lucratif dont la mission est de prévenir et d’aider à résoudre les conflits meurtriers.

Or la domination des leaders français irrite Moscou. Notamment en Centrafrique. L’exécutif russe a fait de l’un des pays les pauvres de la planète « un terrain pilote », comme l’exprime Charles Bouessel, de sa politique d’influence. Sur le sol de l’ancienne colonie française, où l’armée tricolore a maintenu sa présence durant soixante-deux ans, la milice privée du Kremlin ne cesse d’alimenter le sentiment antifrançais en finançant des manifestations et en organisant des mouvements de rébellion. L’objectif : chasser la France !

Des manifestations orchestrées

À l’été 2022, une opportunité unique de déstabilisation s’offre à Wagner, qui apprend dans la presse que Castel est visé par une enquête diligentée par la justice française pour crimes contre l’humanité en Centrafrique. L’investigation a été ouverte sur des soupçons de complicité de crimes de guerre après un rapport de l’ONG The Sentry documentant son soutien financier à des groupes rebelles centrafricains, jugés terroristes. « Ces informations ont été reprises et instrumentalisées par les intérêts russes », note l’analyste.

Dans la foulée, les produits issus des brasseries Mocaf de Castel font l’objet d’une campagne de dénigrement dans la rue et sur Internet. « Castel, c’est la mort », « Si vous achetez Castel, vous payez votre meurtre », peut-on lire sur les pancartes d’une vingtaine de manifestants devant la brasserie mi-janvier. D’autres associent la bière au terrorisme. « Il est clair que ces manifestants étaient payés par des cellules russes, les slogans étaient d’ailleurs écrits par les Russes. En échange de leur présence, des Centrafricains prennent un pécule. Dans un pays où la famine est criante, les gens n’hésitent pas longtemps. Ce ne sont pas des mouvements spontanés », décrypte Charles Bouessel. L’élément de langage du Kremlin sera repris au sein même du gouvernement centrafricain. À Ngakobo, fin janvier, le ministre de l’Élevage, Hassan Bouba, affirme dans une vidéo que les filiales de Castel continuent de « ravitailler » les rebelles « en munitions, en carburant et en nourriture ».

Tentative de prise de contrôle

Une fois Castel contestée dans la rue, Wagner entend en profiter. Et pourquoi pas prendre le contrôle de la brasserie de Mocaf. D’autant que l’un des cadres de la milice, Dmitri Syty, a lancé sa propre marque de bière, Africa Ti Lor, qu’il verrait bien prospérer. Dans la nuit du 30 au 31 janvier, des survols de drones sont observés, relate RFI. Une tentative d’intrusion d’individus cagoulés est empêchée par la sécurité du site et les gendarmes. « Il faut bien comprendre que Wagner est une entreprise de prédation. Prendre le contrôle de l’usine a deux objectifs clairs : soutirer de l’argent et affaiblir l’Occident », souligne l’analyste de Crisis Group. Le chef de la milice en République centrafricaine, Vitaly Perfilev, aurait dans ce sens multiplié les rondes et les repérages autour de l’usine.

Début mars, c’est finalement par les flammes que Mocaf est déstabilisé. Longtemps circonscrite aux réseaux sociaux, la lutte d’influence s’avère plus violente depuis plusieurs mois. En juin 2021, déjà, un incendie d’origine accidentelle avait en partie ravagé le siège de la compagnie de téléphonie Orange, entraînant la coupure du réseau mobile pour un Centrafricain sur cinq. « Ces attaques ne sont pas toujours imputables à Wagner. Mais on observe une série d’incendies depuis deux ans », note Charles Bouessel.

De quoi faire sortir de sa réserve le maire de Bangui. Émile Gros Raymond Nakombo a pris la défense de Castel, l’un des principaux employeurs du pays : « Entre le Centrafricain et cette bière, il y a plus qu’une histoire d’amour ». Traditionnellement discret, le groupe français a cette fois fait le choix de riposter avec une campagne de communication et d’affichage public. La « guerre de bière » n’est pas terminée en Centrafrique.



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