Guerre en Ukraine : astrologues, sorciers… Ces agents improbables de la propagande russe

Avec son air sérieux et son look de femme politique, Tamara Globa, 66 ans, pose ses mains sur les genoux, et répond pendant une heure vingt à l’intervieweuse qui la questionne. Docte, elle dit des choses comme : « Ce qui se passe entre le Balance Vladimir Poutine et le Scorpion Joe Biden est tout à fait typique des relations zodiacales. On observe souvent chez Poutine la tentative de maintenir un équilibre, de chercher un accord. Et seulement quand c’est impossible, il passe à l’offensive. Le Scorpion, lui, frappe délibérément, après avoir trouvé le point faible de son adversaire ». Cela pourrait prêter à sourire ; mais cette vidéo de l’une des plus célèbres astrologues russes, diffusée fin mars 2022, un mois après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, a été vue plus de 15 millions de fois sur YouTube.

Depuis, elle, comme d’autres sont les invités réguliers de nombreuses chaînes de télévision d’État ou proches du pouvoir, pour apporter leur « expertise » quant au conflit à l’œuvre et ses répercussions, mais aussi sur des questions plus générales (« qu’adviendra-t-il de l’Europe en 2023 ? », « quels sont les pays qui connaîtront les plus grands flux migratoires ? »…)

Ils sont astrologues, tarologues, ou encore médiums. En vérité, ils s’appliquent à distiller la propagande du Kremlin en se réclamant des astres ou de leurs prétendues capacités extrasensorielles. Certains, tel le « médium » militaire (!) Andrei Savin, arguent de la supériorité d’un Vladimir Poutine commandée par « Dieu ». D’autres, à l’instar de l’ »astrologue géopolitique » Svetlana Dragan tentent de donner une explication convaincante des objectifs de l’autocrate russe en invoquant… l’impossibilité de « juger ces choix avec les informations minimales dont nous disposons ». Quant à Tamara Globa – que nous connaissons déjà – elle promet pour sa part une amélioration de la situation d’ici 2024, ainsi qu’une « nouvelle civilisation » à partir de 2030. Rien de moins.

55 % des Russes pensent qu’on peut prédire l’avenir

Le succès de ce mélange des genres n’a rien d’étonnant, la société russe n’ayant jamais complètement rompu avec son penchant pour les croyances occultes. Forte d’un héritage ancien fait de superstitions – à commencer par le mythe populaire de Raspoutine, le mage qui murmurait à l’oreille des Romanov –, cette tendance s’est surtout cristallisée à la fin des années 1980, en pleine Perestroïka. A l’aube de l’effondrement du système soviétique marqué par son athéisme rationaliste, les Russes, étreints par l’angoisse d’un avenir incertain face à de nombreux changements économiques et sociétaux, ont démontré une passion sans bornes pour les récits paranormaux. Tout comme une vague de spiritualisme s’était emparée des Etats-Unis et de l’Europe après la Première Guerre mondiale et la pandémie de grippe espagnole. « Pour beaucoup de Russes, l’occultisme était une façon de donner du sens à leur existence, dans un contexte extrêmement incertain, explique le docteur Daria Mattingly, spécialiste de l’histoire Russe à l’université de Cambridge. Il s’agit d’un réflexe humain de protection auquel n’importe qui est susceptible de recourir dans des temps troublés. »

A la fin des années 1980, certains personnages ésotériques sont ainsi devenus très populaires à la télévision. A commencer par le « guérisseur » Anatoly Kashpirovsky, le plus célèbre des médiums adoubés par le Kremlin, adepte des « séances de guérison ». Si cette passion semblait s’être tarie au début du XXIème siècle, toutes sortes de « services » dits « magiques » ont perduré dans l’ombre. Aujourd’hui, certains hommes d’affaires se tournent par exemple vers des « sorcières urbaines » pour chercher des solutions à leurs problèmes et des avocats consultent des médiums pour prédire les résultats des affaires à venir… Même certains membres de la Douma et du Kremlin ne cachent pas leurs penchant pour l’ésotérisme. En tête : Anton Vaïno, chef de l’administration présidentielle, auteur de textes sur le « nooscope », procédé censé permettre de sonder la « noosphère », soit la pensée humaine.

Peu de chiffres permettent d’estimer le poids réel de ces croyances dans l’opinion publique. Mais une enquête menée par le Centre panrusse de recherche sur l’opinion publique en 2015 a tout de même montré que pas moins de 55 % des Russes considèrent qu’il est possible de prédire l’avenir. Et 48 % des sondés déclaraient croire que certaines personnes ont un pouvoir magique. Pas étonnant, dès lors, que des programmes télévisuels frayant avec les sciences occultes existent depuis de nombreuses années en Russie. Selon Daria Mattingly, néanmoins, « l’instrumentalisation de professionnels de l’ésotérisme par le Kremlin est un véritable tournant. Auparavant, les mages en tous genres se contentaient de ‘guérir’ des gens ou de ‘retrouver’ des personnes disparues dans le Donbass. Désormais, ils sont consultés sur des questions géopolitiques extrêmement sensibles et sont les porte-voix directs de l’idéologie du Kremlin dans cette guerre ».

« Systèmes construits sur du sable »

Pour le professeur d’histoire au Worcester College d’Oxford Peter Frankopan, la Russie de Vladimir Poutine est loin d’avoir inventé, cependant, ce « recours à l’occulte ». Pour lui, ce dernier caractérise plus généralement « les systèmes politiques construits sur du sable plutôt que sur de la pierre ». De son côté, le docteur Alexander Colin, spécialiste de la communication politique à la Nottingham Trent University fait valoir que « les propagandistes sont souvent portés sur le surnaturel en temps de guerre ». En témoignent les promesses versant dans le mystique faites par Joseph Goebbels, ministre de la Propagande sous Hitler qui, pour donner espoir aux masses, avait introduit l’idée d’une « arme miraculeuse » (wunderwaffe en allemand), censée garantir le renversement de la situation militaire catastrophique à laquelle était confronté le Troisième Reich à la fin de la Seconde Guerre mondiale. « La guerre étant une période désespérée et troublante, les professionnels de la communication utilisent souvent tous les outils dont ils disposent pour encourager les combattants et le grand public à percevoir la cause de manière positive », détaille encore le spécialiste.

Perte de vitesse de la propagande

Or depuis le début de la guerre en Ukraine, les outils « classiques » de propagande semblent s’être émoussés. Les audiences des chaînes de télévision d’État trahissent une lassitude des spectateurs quant aux discours des généraux ou du clergé orthodoxe. Selon Alexander Colin, l’accent mis aujourd’hui par le Kremlin sur l’occulte serait ainsi motivé « par le désir d’accroître l’estime et la confiance de son propre camp », ou encore « de diaboliser, hanter et/ou démotiver ceux du camp adverse ». Des sites d’information présentent par exemple de prétendues preuves de l’utilisation de « magie noire » par les forces ukrainiennes. Plusieurs experts prédisent encore l’effondrement de l’Union européenne entre 2027 et 2032, l’épuisement des États-Unis en tant que puissance mondiale et certifient qu’un conflit nucléaire mondial ne se produira pas dans un avenir immédiat.

« Il sait quand Zelensky signera la capitulation »

Parfois, certains vont même jusqu’à formuler des prophéties catastrophistes à l’endroit du président ukrainien. Sur la chaîne NTV, le « medium militaire du KGB » et « guérisseur » Ivan Fomine – présenté à l’antenne comme étant celui qui « sait quand Zelensky signera la capitulation » – avait promis la reddition du président ukrainien à l’automne 2022 et un changement de président en 2023… Raté. Mais l’enjeu n’est pas de viser juste, seulement de rassembler la population autour d’objectifs, angoisses et espoirs communs, avec pour boussole l’homme fort du Kremlin.

Financement d’influenceurs

Pour ce faire, tous les moyens sont bons. Sediq Afghan, un mathématicien controversé et « prophète » a par exemple prédit que Volodymyr Zelensky persisterait dans sa stratégie de « chantage nucléaire » au cours de l’année à venir. Pour entériner son discours, la vidéo d’illustration montrait un Volodymyr Zelensky hochant la tête, comme pour valider le propos.

Pour l’heure, difficile d’évaluer la responsabilité du Kremlin dans l’invitation de ces personnages mystiques – bien que ces derniers se fassent les porte-voix de son idéologie. Tout de même : plusieurs enquêtes ont démontré que le pouvoir finance de nombreux influenceurs – pas seulement politiques – ainsi que son contrôle croissant des médias nationaux.

A minima, le Kremlin semble parfaitement conscient de l’impact que peuvent avoir de tels arguments irrationnels sur son opinion publique. En témoigne la réaction des autorités lorsque le chamane Alexandre Gabychev avait traversé la Sibérie en 2019 pour « chasser » le président Poutine du pouvoir, provoquant une vague de soutien d’une partie de la société russe. Réaction du Kremlin : intervention des forces spéciales, emprisonnement puis internement en hôpital psychiatrique. En Russie, il vaut mieux pour les astres être pro-Kremlin.



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