La "ville du quart d’heure", nouvelle lubie des complotistes

Qui l’eut cru ? Peu de choses, finalement, auront suffi à déclencher de folles théories complotistes autour d’un concept… d’urbanisme. Une confusion – réelle ou prétendue – entre deux plans, l’agitation de certaines personnalités ancrées à l’extrême droite, la viralité des réseaux sociaux et le tour était joué. Au centre de l’hystérie : la ville du quart d’heure, une approche de l’organisation du territoire qui préconise la réduction des déplacements et la concentration des besoins essentiels (école, travail, soin, loisirs, etc) dans un rayon accessible à pied ou à vélo.

Popularisé par l’urbaniste franco-colombien Carlos Moreno, le concept n’est pas nouveau et a été déjà décliné sous différents libellés dans le monde : 20-minute neighbourhoods (quartiers 20 minutes), complete community (communautés complètes), etc. Paris (où Carlos Moreno conseille Anne Hidalgo), Barcelone, Portland, Milan et bien d’autres ont été séduites, la pandémie de Covid-19 ayant souvent agi comme un accélérateur du besoin de repenser l’organisation des villes pour lutter contre la crise climatique. Comme tout concept, la ville du quart d’heure a ses détracteurs. Mais leurs arguments, construits, pouvaient s’entendre et le débat exister. Jusqu’au surgissement, ces dernières semaines en Angleterre, de théories conspirationnistes dénonçant un « plan dystopique » dont l’objectif serait d’enfermer les habitants dans leurs quartiers et leur retirer toute liberté.

« Tellement dingue, tellement gros »

La mèche a été allumée dans la cossue université d’Oxford. L’an dernier, le conseil municipal de la ville a approuvé un plan de développement urbain sur 20 ans en se basant sur le concept de Carlos Moreno, sans à l’époque générer de levée de boucliers. Mais l’approche d’une élection locale et d’un plan du comté d’Oxfordshire – comprenant Oxford – visant à réduire la circulation dans le centre-ville ont poussé près de 2 000 personnes à manifester le 18 février. Certains des opposants ont semblé confondre les deux mesures, le flou étant amplifié par les propos de commentateurs ou personnalités souvent classés à l’extrême droite. Les villes du quart d’heure devenaient alors « ‘socialistes’, ‘profondément illibérales’, ‘françaises’, ‘une imposition par des bureaucrates tyranniques' », énumère le spécialiste de l’urbanisme Nicholas Boys Smith, dans un billet où il recense les plus récurrentes critiques.

« C’est tellement dingue, tellement gros, complètement cinglé. C’est la première fois que je vois une théorie urbanistique déclencher toute cette folie », relève Carlos Moreno, directeur scientifique de la Chaire ETI à l’IAE Paris-Sorbonne, personnellement menacé par les contestataires. Son idée, développée en 2010 et adoptée petit à petit par des maires de tous bords politiques dans le monde, « s’est retrouvée du jour au lendemain dans les mains des conspirationnistes avec tous leurs délires mélangés ».

« Susciter des indignations à peu de frais »

La désinformation a essentiellement circulé dans les réseaux anglophones, hispanophones et lusophones, sans parvenir – pour l’heure – à se frayer un chemin en France. Peut-être car derrière « la stupidité du complot de base », il y a aussi un soupçon « de french bashing, d’anti-parisianisme », observe Hélène Chartier, directrice de l’urbanisme et de l’architecture du C40 Cities, un réseau mondial de métropoles dont 35 ont choisi d’aller vers la ville du quart d’heure. « Il y a eu un effet réseaux sociaux, mais pas de buzz dans la réalité. Aucune des villes n’a fait de retours négatifs », précise-t-elle.

La mécanique conspirationniste qui s’est emparée de ce concept n’a rien de révolutionnaire. Ces acteurs ont profité d’un effet d’aubaine à Oxford (élections partielles et plan de réduction du trafic) pour « développer un discours anti-système, anti-élite, anti-mondialisme, celui d’une société à deux vitesses. Ils sont en quête permanente de point d’accroche dans l’actualité pour nourrir leurs audiences », détaille Rudy Reichstadt, membre de l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès. « Il y a eu en début d’année une agitation autour des insectes que l’on devrait bientôt tous manger, à présent la ville du quart d’heure, et il y en aura une suivante… Sur les politiques du climat, dès qu’elles tendent vers une évolution dans nos usages, elles sont immédiatement utilisées pour susciter une indignation à peu de frais », ajoute le fondateur du site ConspiracyWatch.

« La réalité est qu’il va falloir faire des changements dans nos modes de vie. Et beaucoup de gens sont prêts à le faire », assure Hélène Chartier, citant un récent sondage dans lequel la majorité des Britanniques (conservateurs compris) se disent favorables à une ville du quart d’heure. L’opération de désinformation a donc, selon elle, raté. « Elle a permis d’accélérer la discussion nécessaire sur le besoin de transformer notre conception de l’urbanisme développée au XXe siècle. A nous, désormais, d’être meilleur dans le narratif. »



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