Guerre Ukraine : ce que l'on sait de la destruction du barrage de Kakhovka

Plus de 80 communes progressivement englouties sur les bords du Dniepr sud, Kherson évacuée en urgence, assèchement potentiel du canal du Nord de Crimée, difficultés de refroidissement de la centrale nucléaire de Zaporijia, potentielle catastrophe écologique… Les responsables ukrainiens recensent, depuis mardi 6 juin au matin, les conséquences dévastatrices de l’explosion du barrage hydroélectrique de Nova Kakhovka située en territoire occupé par Moscou, qui déverse depuis plusieurs heures des torrents d’eau en aval. Au coeur d’enjeux stratégiques depuis le début de la guerre, il a été, selon l’Ukraine, dynamité par les forces russes dans la nuit de lundi à mardi.

« Vers 2 heures du matin, il y a eu un certain nombre de frappes répétées sur la centrale hydroélectrique de Kakhovka, qui ont détruit les vannes. En conséquence, l’eau du réservoir de Kakhovka a commencé à être déversée en aval de manière incontrôlable », a déclaré, selon l’agence russe TASS, le maire de la ville de Nova Kakhovka, Vladimir Leontiev. Oleksandr Prokudin, chef de l’administration militaire régionale de Kherson, annonçait quant à lui dans une vidéo publiée sur Telegram peu avant 7 heures du matin que « l’armée russe a commis un nouvel acte de terreur » et a averti que l’eau atteindrait des « niveaux critiques » dans les cinq heures. Le gouvernement ukrainien a réclamé dès mardi matin une réunion d’urgence du Conseil de sécurité de l’ONU. « La Russie est en guerre contre la vie, contre la nature, contre la civilisation », a réagi, de son côté, sur Telegram, le président Volodymyr Zelensky, qui accuse les Russes d’avoir « miné » le barrage avant de le faire « exploser ».

L’un des plus gros barrages hydroélectriques du pays

Le barrage est situé sur le fleuve Dniepr, en amont de Kherson. Construit en partie en béton et en terre, l’ouvrage mesure 16 mètres de haut et 3 850 mètres de long. Il retient plus de 18 millions de mètres cubes d’eau dans le réservoir artificiel de Kakhovka, long de 240 kilomètres et large jusqu’à 23 kilomètres. C’est l’une des plus grandes infrastructures de ce type en Ukraine. Il comporte également une centrale hydroélectrique (d’une puissance de 334 mégawatts (MW) selon la société exploitante Ukrhydroenergo), et un pont routier, désormais détruits.

Construit en 1956 pendant la période soviétique, le but du barrage était à la fois de réguler le cours du fleuve sur sa dernière portion, beaucoup plus étroite, et d’envoyer de l’eau dans le canal de Crimée du Nord, dont l’adduction est abritée par l’ouvrage. Actuellement, des millions de mètres cubes se déversent depuis le lac et dans la partie sud du Dniepr, sur les berges duquel des dizaines de villages sont construits. Des deux côtés, ceux-ci pourraient être engloutis par la montée progressive de l’eau dans les heures qui viennent. Selon les autorités locales installées par Moscou, l’eau est montée à un niveau entre 2 et 4 mètres.

24 villages déjà inondés, 80 menacés

En octobre 2022, Volodymyr Zelensky prévenait déjà des catastrophes en chaîne qu’entraineraît l’endommagement de l’infrastructure. « Plus de 80 localités, dont Kherson, se retrouveraient dans la zone d’inondation rapide », affirmait-il alors, et « cela pourrait détruire l’approvisionnement en eau d’une grande partie du sud de l’Ukraine » si le canal de Crimée du Nord (zonée occupée par Moscou depuis 2014) n’est plus approvisionné. Selon le ministre ukrainien de l’Intérieur Igor Klymenko, 24 villages étaient déjà inondés aux alentours de 13 heures, et un millier de personnes déjà évacuées. « Environ 16 000 personnes sur la rive droite de la région se trouvent en zone critique », indiquait le chef de l’administration militaire de la région, Oleksandre Prokoudine dans la matinée.

Selon les estimations d’un modèle informatique créé par le blog suédois Cornucopia en octobre 2022, qui modélise le pire scénario dans le cas d’une brèche dans le barrage, il faudrait environ 19 heures pour que l’eau atteigne Kherson. « Si Kherson est sur la rive la plus élevée, certains quartiers sont tout à fait inondables, même si, proches du fleuve, ils étaient sans doute presque uniquement occupés par les militaires ukrainiens », pointe l’historien et consultant en risques internationaux Stéphane Audrand sur Twitter. Sur Telegram, la compagnie de chemins de fer Ukrzaliznytsia a annoncé augmenter le trafic de ses trains pour accélérer les évacuations, et affirme que le premier train d’évacuation part de Kherson à 12 h 00 (11 heures à Paris). « Des trains d’évacuation supplémentaires seront programmés si nécessaire », ajoute-t-elle.

La sécurité de la centrale de Zaporijia menacée ?

Le barrage, qui retenait plus de 18 millions de mètres cubes d’eau, permet aussi à la centrale nucléaire de Zaporijia située à 150 kilomètres en amont – dans la « capitale énergétique de l’Ukraine, Enerhodar – de s’approvisionner en eau de refroidissement. Alors que le niveau de l’eau baisse dans le bassin de retenue de Kakhovka, le gouvernement ukrainien se montre très alarmiste sur le sujet. « Le monde se retrouve une fois de plus au bord d’une catastrophe nucléaire », car la centrale nucléaire, la plus grande d’Europe, « a perdu sa source de refroidissement » et « ce danger augmente désormais rapidement », a déploré le conseiller à la présidence ukrainienne Mykhaïlo Podoliak.

Mais l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) tempère. Sur Twitter, elle a fait savoir que ses experts « surveillent de près la situation » après avoir pris connaissance « des rapports faisant état des dommages », et annonce pour l’instant qu’il n’y a « aucun risque immédiat pour la sûreté nucléaire de la centrale ». Un avis partagé par le spécialiste du risque nucléaire Stéphane Audrand, qui explique que « les tranches sont en arrêt chaud/froid et les besoins en eau sont peu élevés pour assurer le refroidissement résiduel du combustible dans les cœurs et au stockage ». En revanche, l’explosion « va compliquer la remise en route éventuelle de la centrale nucléaire d’Energodar, qui représentait avant guerre 6 000 MW de puissance installée et 23 % de la production électrique de l’Ukraine… « , estime-t-il.

Catastrophe naturelle et sanitaire

Les bords de la partie sud du Dniepr abritent aussi une nature verdoyante. De nombreux acteurs en Ukraine dénoncent aujourd’hui une « catastrophe écologique » en plus d’un crime de guerre. Selon Mykhailo Podolyak, conseiller principal du président Volodymyr Zelensky, « une catastrophe écologique mondiale se joue maintenant, et des milliers d’animaux et d’écosystèmes seront détruits dans les prochaines heures ». Des vidéos mises en ligne montrent notamment des Castors se précipitant vers les hauteurs à cause de la montée des eaux.

Après l’explosion de la centrale, « cent cinquante tonnes d’huile moteur » se sont déversées mardi matin dans le fleuve Dniepr, ont indiqué les responsables ukrainiens, mettant en garde contre un risque environnemental. Dans un communiqué, la présidence ukrainienne a ensuite chiffré le « risque de fuite supplémentaire » à « plus de 300 tonnes », dénonçant « un écocide ». « Les atteintes envers l’environnement sont particulièrement préoccupantes », a de son côté déclaré le ministre ukrainien des Affaires étrangères, Dmytro Kouleba.

À terme si les évacuations sont menées à bien et les victimes civiles évitées, l’explosion devrait aussi provoquer des problèmes sanitaires en zone inondée, selon Stéphane Audrand. « Pour mémoire, dans les régions en tension sur le plan médical, le gros des pertes civiles est causé par l’insalubrité et les maladies qui viennent (surtout en saison chaude) avec l’inondation (typhus, dysenterie…) », rappelle-t-il.





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