Soulèvements de la Terre : quand Virginie Despentes verse dans le complotisme anticapitaliste

Virginie Despentes est une parfaite illustration de ce que Milan Kundera a nommé la sagesse du roman. Pour le grand écrivain d’origine tchèque, la forme du roman, propice au relativisme des points de vue, empêche les dogmatismes et les idéologies. Un roman est plus intelligent que son auteur. Virginie Despentes a ainsi pu signer de formidables fictions littéraires ayant marqué leur époque (Baise-moi, Vernon Subutex et le dernier en date, Cher Connard), tout en livrant régulièrement des tribunes affligeantes. Dix jours après le massacre de Charlie Hebdo, l’écrivaine déclarait par exemple son amour aux djihadistes, saluant leur « désespoir » et leur « maladresse ».

Son texte qui figure dans le livre collectif On ne dissout pas un soulèvement (Seuil, parution le 9 juin, 184 p., 11,50 €), en soutien au mouvement Les Soulèvements de la Terre, confirme la tendance. L’ancienne jurée du prix Goncourt invite à « la fin du capitalisme » plutôt que « la fin du monde ». Elle nous apprend qu’avec « la réforme des retraites, la répression des manifestations à Sainte-Soline, l’opération Wuambushu à Mayotte », le gouvernement Macron sème la terreur sur plusieurs fronts pour un projet machiavélique : « en finir avec la démocratie ». L’exécutif ne serait que le représentant de « l’anarcho-capitalisme », une hydre qui œuvre à « l’aliénation des peuples et la liberté absolue des mouvements financiers ». Despentes déroule une thèse complotiste : le gouvernement Macron est là « pour donner les clefs à l’extrême droite et alors ce sera enfin réglé. Les investisseurs seront chez eux ». On peine à voir en quoi le souverainisme et le programme économique démagogique de Marine Le Pen, qui lui a valu la critique de nombre d’économistes libéraux, à commencer par le Nobel Jean Tirole, font le jeu des « mouvements financiers ».

Visiblement tout aussi peu au fait de l’actualité internationale, la romancière estime qu’ »en Europe, le coup d’envoi de cette démolition des démocraties a eu lieu en Grèce, lorsqu’en 2009 on a privé une nation de la légitimité de son vote. On s’est dit – nos banques valent bien leur démocratie. Et la Grèce s’est soulevée, pendant des mois, lors de manifestations qui ressemblaient beaucoup à celles qui enflamment la France aujourd’hui. C’était une expérience. Que se passe-t-il si on prive un pays de sa démocratie et qu’on le livre aux talibans de la monnaie ». Oui, que se passe-t-il ? Le Premier ministre Kyriakos Mitsotakis et la droite modérée viennent de remporter très largement les élections législatives, loin devant la gauche radicale de Syriza. Les Grecs ont ainsi salué le redressement économique du pays, avec l’aide européenne, marqué par une croissance de 5,9 % en 2022, un chômage ramené de 25 à 10 % en dix ans et une spectaculaire diminution de la dette publique. Mais que valent les chiffres face aux convictions idéologiques d’une écrivaine qui compare les règles budgétaires européennes à des fondamentalistes islamistes ?

FN-SEA, c’est trois lettres de trop

Alain Damasio

Outre Despentes, on retrouve dans On ne dissout pas un soulèvement les contributions d’intellectuels ou militants qui se sont prononcés en faveur des Soulèvements de la Terre, menacé de dissolution par le ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin suite aux violents affrontements à Sainte-Soline. Professeur au Collège de France, Philippe Descola apporte sa caution universitaire. Le vénérable anthropologue, fasciné par les sociétés amazoniennes préservées du « capitalisme marchand », voit dans « l’existence de territoires alternatifs comme la ZAD de Notre-Dame-des-Landes » une « menace mortelle contre le modèle social et économique dévastateur de la planète et profondément inégalitaire ». L’auteur de science-fiction Alain Damasio livre un poème. Extrait : « Darmanin le nain : non mais à l’eau quoi ! / FN-SEA, c’est trois lettres de trop ». L’éditrice Isabelle Cambourakis, promotrice de l’écoféminisme, ambitionne de sortir de la dichotomie violence/non-violence, et certifie qu’il y a « une place pour une pratique contre-violente créatrice, efficace et non oppressive ». L’historien des sciences Christophe Bonneuil fait de l’exode rural non pas un mouvement massif de populations vers les zones urbaines pour faire monter leur niveau de vie, mais un mouvement d’exclusion de « millions de paysan.nes » par les « acteurs agro-industriels ». L’historien François Jarrige rend hommage aux luddites, ces artisans qui ont brisé les premiers métiers à tisser dans l’Angleterre du début du XIXe siècle.

Deux activistes, Gaïa Marx et Terra Zassoulitch, reprennent le concept de « kapitalocène » (ou capitalocène) popularisé par le léniniste suédois Andreas Malm, qui fait du système capitaliste la cause centrale de tous les maux environnementaux. « Indissociable de la domination coloniale, de l’invisibilisation du travail des femmes, de la privatisation des communs et de la marchandisation du vivant, le capitalisme est bien cette façon d’organiser la planète qui a conduit à basculer dans une autre époque de la Terre » écrit le duo, qui s’appuie sur quelques chiffres : « Entre 1700 et 2008, pendant que la population décuplait, le capital centuplait. Et les 20 % les plus pauvres détenaient 4,7 % du revenu mondial en 1820, mais seulement 2,2 % en 1992 ». Rappelons que depuis 200 ans, l’espérance de vie mondiale est passée de 30 à 70 ans, alors que la part de la population vivant dans l’extrême pauvreté a été réduite de 90 % à moins de 10 %. En 1800, seuls 12 % des habitants de la planète savaient lire et écrire, contre plus de 85 % aujourd’hui. Il y a pire comme bilan.

Jonction des luttes

Dans une entrée intitulée « queer », le journaliste Cy Lecerf Maulpoix tente même de croiser les luttes écologistes et LGBTQI, sans qu’on ne comprenne vraiment le lien entre réchauffement climatique et libertés sexuelles : « C’est un mouvement qui secoue le présent, un mouvement de résistance face à l’appauvrissement considérable dans lequel nous plongent nos constructions sociales, intrinsèquement liées à la reproduction sociale du capitalisme. Le queer est la reconnaissance de nos hybridités, l’insurrection d’un désir fièvreux et non dogmatique d’habiter plus pleinement nos corps, nos sexualités et nos sensibilités, le besoin vital de mettre en crise tout ce qui obstrue nos puissances de vie et nos manières d’organiser nos relations ». Dans le même livre, on retrouve une contribution de la Confédération paysanne, dont l’un des fondateurs emblématiques, José Bové, s’était dit hostile à la PMA et la GPA. La preuve que du Larzac aux études de genre, la jonction des luttes n’est peut-être pas si évidente que cela.

Le mouvement Les Soulèvements de la Terre annonce une manifestation le 17 juin pour l’arrêt du chantier ferroviaire du Lyon-Turin, qui doit pourtant permettre de réduire le fret routier comme le nombre de personnes prenant l’avion pour rejoindre Milan. La baisse des émissions carbone serait-elle moins importante que la lutte anticapitaliste ? En attendant, cet ouvrage collectif confirme qu’en effet, il est stupide, comme veut le faire Gérald Darmanin, d’interdire un courant idéologique, quitte à le transformer en martyr. On ne dissout pas un soulèvement : on le laisse plutôt développer sa vision aussi radicale que caricaturale, on le contredit sur le terrain des idées et des chiffres, et on accélère la transition climatique.



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