Tarik Senhaji : « Développer les marchés de capitaux, c’est donner à l’Afrique les clés de son avenir »
Tarik Senhaji, directeur général de la Bourse de Casablanca, était l’invité de l’émission Le Grand Invité de l’économie, coanimée par RFI et Jeune Afrique. Dans un entretien réalisé à quelques jours de l’Africa Financial Summit – AFIS, qui se tiendra à Casablanca les 9 et 10 décembre, il revient sur les défis et les ambitions d’un acteur clé des marchés financiers africains.
Avec près d’un siècle d’existence, la Bourse de Casablanca incarne en effet l’une des places financières les plus dynamiques du continent. Malgré des années marquées par des crises, notamment celles de 2008 et de la pandémie de Covid-19, Tarik Senhaji souligne la résilience de l’institution. Il insiste sur le rôle stratégique de la Bourse pour accompagner les entreprises marocaines dans leur expansion, notamment en Afrique, et pour attirer des investisseurs locaux et internationaux.
L’entretien explore également les transformations en cours dans le secteur bancaire africain, marquées par le retrait des grandes banques européennes et l’émergence d’acteurs locaux. Tarik Senhaji y voit une opportunité pour l’Afrique de reprendre le contrôle de son système financier, tout en plaidant pour une régulation solide et adaptée aux spécificités du continent. Extraits.
Jeune Afrique : Vous avez pris les rênes de la Bourse de Casablanca en pleine crise Covid, avec un pic critique pour votre institution au cours de l’année 2022. Diriez-vous aujourd’hui que la situation s’est redressée ?
Tarik Senhaji : L’année 2022 a effectivement été difficile, mais uniquement d’un point de vue de la performance. On me demande souvent si, quand la Bourse baisse, je perds le sommeil. Je ne perds mes nuits de sommeil que dans un seul cas : lorsque la Bourse monte alors que l’économie va mal. Cela indique la formation de bulles économiques, ce qui est bien plus préoccupant. Mais, en réalité, la Bourse de Casablanca s’inscrit dans un écosystème économique plus large.
La Bourse, en tant qu’institution, n’est pas une fin en soi. Ce qui compte, c’est son impact sur l’économie et son rôle dans les mesures prises par le royaume pour son développement. Mon expérience dans le secteur public m’a appris que la Bourse doit s’intégrer dans cette vision globale.
La Bourse de Casablanca a fait sa promotion à Londres en début d’année, et à Kuala Lumpur récemment. Est-ce incontournable aujourd’hui de se vendre à l’international pour séduire les investisseurs étrangers ?
Absolument, il est essentiel de se vendre, mais aussi de se comparer et de s’améliorer. À mes yeux, un investisseur reste un investisseur, qu’il soit étranger ou local. Cependant, il y a parfois une tendance à accorder plus de crédit à l’opinion d’un investisseur étranger qu’à celle d’un local. Pour moi, en tant que dirigeant de la Bourse de Casablanca, il est fondamental de travailler sur notre attractivité vis-à-vis des entreprises marocaines.
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Car le défi actuel n’est pas de trouver des investisseurs, mais de trouver des entreprises marocaines intéressées par la cotation. Nous avons innové en organisant des roadshows, non seulement dans des grandes villes internationales, mais aussi à l’intérieur du pays. Nous sommes allés à Oujda, Dakhla, Fès, Meknès, Tanger… Et les réactions ont été très positives. Une fois que nous attirons les bonnes entreprises marocaines avec des histoires solides, les investisseurs étrangers suivent naturellement.
La Bourse de Casablanca a récemment été transformée en holding regroupant le marché comptant, le marché classique, le marché à terme et la chambre de compensation. Pourquoi cette transformation juridique ?
C’est une démarche très simple et stratégique. Pour mieux servir le marché, il est essentiel de disposer d’une panoplie complète d’outils financiers, mais regroupés sous une seule structure. Cela permet une meilleure cohérence et une gestion plus efficace.
Comme l’a justement rappelé Madame la ministre Nadia Fettah Alaoui, les meilleurs standards internationaux préconisent ce type d’organisation. Les grandes bourses mondiales fonctionnent sous forme de groupes, et cette structure offre deux avantages majeurs : la flexibilité et un focus accru sur les besoins de chaque segment du marché.
Dernièrement, vous avez enregistré des introductions en bourse (IPO) marquantes, comme celles de CMGP dans le secteur de l’eau, de CFG Bank dans la finance, ou encore des hôpitaux privés d’Akdital. Ces IPO peuvent-elles être considérées comme des succès ?
Les chiffres parlent d’eux-mêmes ! Prenez, par exemple, la récente introduction d’Akdital : nous avons enregistré 29 fois plus de demandes que d’offres. Pour CFG Bank, c’était encore plus impressionnant, avec une souscription 35 fois supérieure à l’offre. Ces chiffres montrent que la demande et les investisseurs sont bien présents.
Vous insistez sur le rôle des entreprises dans ces succès. Pourquoi cela vous paraît-il si central ?
Parce que les vraies stars de la Bourse, ce sont les entreprises, et non les investisseurs ou les outils financiers. Regardons le Maroc sur les deux dernières décennies : nous avons connu un investissement public massif, avec des infrastructures solides et un taux d’investissement de 31 %, parmi les plus élevés des pays en développement. Mais aujourd’hui, le secteur privé doit prendre le relais. Il est temps qu’il apporte une dynamique supplémentaire et joue un rôle multiplicateur.
Est-ce que cet engouement des investisseurs ne s’explique pas aussi par le fait que de telles opérations ne sont pas suffisamment fréquentes sur la place de Casablanca et que peu d’entreprises sont actuellement cotées ?
Oui, cet engouement reflète en partie la demande des investisseurs pour davantage d’entreprises cotées. Toutefois, il faut nuancer : la Bourse de Casablanca reste un acteur de poids. Avec une capitalisation boursière de 760 milliards de dirhams, soit 55 % du PIB national, nos chiffres sont très respectables, non seulement en Afrique, mais aussi à l’échelle internationale.
Le géant marocain OCP, leader mondial des engrais, est souvent évoqué comme une entreprise dont l’introduction en bourse serait très attendue. Est-ce une perspective que vous envisagez ?
C’est une question qui revient souvent, mais permettez-moi de partager une petite anecdote. Chaque fois que je rencontre un directeur général d’une bourse, la première demande est : « L’État doit introduire en bourse ses grandes entreprises pour dynamiser le marché. » Cependant, OCP a son propre agenda, et c’est cela qui importe. Nous sommes extrêmement fiers d’OCP, une entreprise de classe mondiale, peut-être la seule au Maroc, aux côtés de TMSA. La transformation d’OCP est remarquable et suivie avec beaucoup d’intérêt, comme tout Marocain et opérateur économique pourrait le faire.
Donc, l’introduction d’OCP en bourse n’est pas une priorité pour vous ?
Ce qui compte, c’est qu’OCP continue de réussir dans ses projets, y compris dans ses financements internationaux. Si un jour, l’introduction en bourse s’aligne avec leurs objectifs stratégiques, nous serons évidemment ravis de les accueillir. Cependant, il est crucial pour la Bourse de Casablanca, et plus largement pour l’écosystème économique, de ne pas tout attendre d’une seule entreprise. Nous devons chercher à développer nos propres opérations, en diversifiant notre marché et en attirant d’autres acteurs clés.
Quels secteurs sont encore à défricher selon vous ? Pensez-vous qu’il faut aller plus loin dans des domaines comme la technologie ou les énergies renouvelables, qui sont souvent considérés comme des secteurs d’avenir ?
Absolument, mais permettez-moi de séparer ces deux domaines. D’un côté, nous avons les infrastructures. Le Maroc a d’énormes ambitions dans ce domaine, notamment avec des projets liés à l’amélioration du cadre de vie des citoyens, mais aussi à des échéances comme la Coupe du Monde 2030. Cela inclut des projets comme l’extension de la ligne à grande vitesse (LGV) jusqu’à Marrakech, puis Agadir, ou encore le développement des ports. Nous avons déjà contribué à de belles opérations dans ce secteur, comme celle de Marsa Maroc, l’opérateur des ports.
Justement, l’introduction en bourse de Marsa Maroc a été marquante. Peut-elle servir de modèle pour d’autres entreprises publiques ?
Tout à fait, et je tiens à clarifier un point souvent mal compris. Une introduction en bourse d’une entreprise publique n’est pas une privatisation. Prenez Marsa Maroc : l’État conserve la majorité du capital, mais a introduit une part suffisante pour permettre à l’entreprise d’adopter une gouvernance plus proche de celle du secteur privé. Cette opération a également permis une valorisation très intéressante. Nous espérons développer davantage ce type d’initiatives, notamment dans les énergies renouvelables.
Et pour le secteur technologique, comment la Bourse peut-elle y jouer un rôle ?
Quand on parle de technologie, on pense immédiatement aux start-ups et aux entrepreneurs. Or, la Bourse a déjà permis à certaines entreprises marocaines de se développer de manière spectaculaire, comme HPS, un acteur majeur dans les solutions IT pour la monétique.
Mais les marchés ne peuvent pas financer seule des start-up, car il faut un minimum de maturité pour convaincre les investisseurs individuels. C’est pourquoi nous avons travaillé en étroite collaboration avec l’Association marocaine de l’investissement en capital (AMIC). Le lien entre le capital-investissement et la Bourse, qui s’était affaibli dans les années 2010, a été restauré. Résultat : sur les cinq dernières introductions en bourse, quatre ont été soutenues par des fonds de private equity.
Le rôle des grandes banques marocaines cotées est-il davantage une responsabilité qu’un avantage ?
Si l’État a intégré les banques et autres acteurs du secteur financier dans le conseil d’administration de la Bourse, c’est pour une raison claire : ils en sont les principaux utilisateurs, et leur rôle est de contribuer activement à son développement. Le cahier des charges inclut d’ailleurs des clauses de suivi pour évaluer leurs actions. Avec leur taux élevé de pénétration dans l’économie et un réseau bancaire particulièrement développé, il est naturel que l’État attende de ces acteurs un engagement réel pour le développement du marché boursier.
Avec l’émergence de places financières francophones comme la BRVM à Abidjan, comment la place de Casablanca peut-elle conserver son rôle de leader et de moteur dans l’intégration régionale ?
Tout d’abord, j’ai beaucoup d’admiration pour la BRVM, qui représente huit pays. C’est un modèle fascinant et unique en Afrique. Cela étant dit, la concurrence entre bourses africaines n’est pas aussi féroce qu’on pourrait le penser. Contrairement aux grandes places mondiales comme Londres ou New York, où la compétition est intense, les bourses de taille moyenne et plus petites gravitent généralement autour de leur région, et leurs interactions sont souvent plus collaboratives que compétitives.
Vous pensez donc que le défi principal pour les bourses africaines est moins la concurrence que la reconnaissance des marchés de capitaux ?
Exactement. Nous avons un immense travail à faire pour sensibiliser les acteurs économiques africains à l’importance des marchés de capitaux. Le continent passe encore à côté de cette opportunité puissante. Notre combat collectif est de faire en sorte que ces marchés soient mieux compris et mieux utilisés pour accélérer le développement économique de l’Afrique.
Cette dynamique de collaboration et de compétitivité vaut-elle aussi pour les grandes bourses anglophones comme Johannesburg, Lagos, Nairobi, ou encore Le Caire ?
Bien sûr. Cependant, les bourses issues d’une tradition anglo-saxonne bénéficient souvent d’un soutien plus naturel de leur écosystème. Elles sont plus facilement acceptées, soutenues et accélérées. En revanche, dans le monde francophone, nous avons une tradition plus tournée vers le recours à l’emprunt bancaire plutôt qu’à l’accès direct aux marchés de capitaux.
Cela tient à la nature même des marchés de capitaux, qui reposent sur la désintermédiation : acheteurs et vendeurs se rencontrent directement sur un marché régulé, sans passer par des intermédiaires comme les banques. En francophonie, le secteur bancaire reste la référence, sauf exceptions comme Casablanca, où la Bourse, fondée en 1929, a acquis une place importante.
Le Maroc investit beaucoup en Afrique. En 2021, les investissements directs étrangers marocains sur le continent ont dépassé les 800 millions de dollars. Comment voyez-vous cette puissance des investissements marocains en Afrique ?
Déjà, la Bourse de Casablanca joue un rôle central, car elle est au cœur de l’économie marocaine. Environ 50 % des introductions en bourse ces dernières années ont financé, au moins en partie, des expansions en Afrique. Prenons l’exemple de CMGP, qui a utilisé son introduction en bourse pour s’implanter dans quatre pays africains. TGCC, un autre exemple, a également dirigé une partie des fonds levés vers une implantation africaine.
Le dynamisme du continent est indéniable, mais il est temps de passer de ce potentiel à une réalité concrète. Les investisseurs marocains ont une connaissance approfondie de l’Afrique, car nous sommes nous-mêmes profondément Africains. Cela nous donne un avantage pour investir et commencer à réaliser ce potentiel. Ce n’est pas une démarche improvisée ; c’est le fruit d’un processus organique soutenu par la stratégie marocaine d’intégration régionale.
L’Afrique doit-elle nécessairement passer par la mise en place de la Zlecaf et par une réelle interconnexion des marchés financiers africains ?
Permettez-moi de partager une statistique que je trouve choquante : le commerce intra-africain ne représente que 12 % du commerce total du continent. Cela signifie qu’en moyenne, un pays africain achète 88 % de ses denrées à l’extérieur de l’Afrique. Quand on connaît l’immensité de l’Afrique et ses richesses, cette situation illustre une perte de compétitivité majeure, notamment en termes de logistique. Cette dépendance externe est un défi que nous devons relever avec conviction et engagement.
La Bourse peut-elle jouer un rôle pour renforcer cette souveraineté économique africaine ?
La Bourse est avant tout un outil pour optimiser l’allocation des ressources. Pour simplifier, le grand enjeu macroéconomique de tous les pays, y compris en Afrique, est de faire correspondre des ressources – qu’elles soient à court ou long terme – à des besoins, notamment ceux à long terme. Un système financier performant permet de canaliser ces ressources efficacement.
Si l’on parvient à mieux allouer les ressources, à les diriger vers des projets structurants à long terme, l’impact sera considérable. Cela demande un travail collectif et structuré, mais les marchés de capitaux africains, s’ils sont bien utilisés, peuvent devenir de véritables leviers pour transformer cette vision en réalité.
On assiste à un mouvement de retrait progressif des banques européennes. Ce départ ouvre la voie à une reprise en main par les acteurs africains, comme Idrissa Nassa, Koné Dossongui, ou encore Moulay Hafid Elalamy. Quel regard portez-vous sur ce phénomène ?
D’un point de vue technique, cette situation découle en partie des changements réglementaires post-2008. Après la crise financière, des règles beaucoup plus strictes ont été mises en place dans les années 2010. Le problème pour l’Afrique, c’est le manque de données fiables, ce qui empêche de calibrer précisément les modèles de risque. En conséquence, les banques françaises par exemple se retrouvent avec un coût en capital réglementaire trop élevé pour leurs activités sur le continent. Cela devient une décision économique, elles regardent leurs modèles Excel et concluent que rester en Afrique coûte trop cher.
Donc ce n’est pas tant le risque réel que la perception ou le calcul du risque qui est en cause ?
Ce n’est pas le risque lui-même qui est trop élevé, mais la manière dont il est calculé dans le cadre réglementaire. Cela soulève une question intéressante : faut-il accepter un coût initialement plus élevé en capital pour investir dans une région à fort potentiel de croissance ? Certains acteurs choisissent de partir, mais d’autres, comme Idrissa Nassa ou Moulay Hafid Elalamy, voient l’opportunité et la saisissent.
Le Président Macron a récemment évoqué ce sujet lors de sa visite au Maroc. Il a qualifié ce retrait des banques françaises d’erreur. Qu’en pensez-vous ?
Je ne me prononcerai pas sur le jugement de cette décision. Je constate simplement que cette perception du risque réglementaire est un facteur déterminant dans le choix des banques. Ce retrait ouvre effectivement des opportunités pour les acteurs africains de reprendre le contrôle de leur industrie bancaire et de contribuer à une finance davantage ancrée sur le continent.