Jancovici, l'influent gourou du climat : ses liens avec Hulot, son film rêvé avec Besson, ses réseaux

D’abord, une trogne. Charme taquin de Harrison Ford et traits hachurés de Charles Bronson, époque Un justicier dans la ville. Silhouette sèche, noueuse, celle du montagnard écrasant les cailloux, la tignasse en bataille – stigmate d’un casque à vélo retiré à la hâte -, les yeux plissés qui lui font ce regard scrutateur, intimidant, jusqu’à ce que, parfois, un sourire – fugace, le sourire – l’éclaire. Fraction de seconde. Ça brille puis s’éteint. Jean-Marc Jancovici, bientôt 61 ans, n’est pas là pour rigoler, pas là pour plaire ; il est là pour avoir raison. Voix rocailleuse au débit pressé, flot constant, preuve que ce père de deux grandes filles n’a jamais besoin de retrouver une idée ou de se remémorer un chiffre ; chez lui, les références déferlent, les graphiques caracolent, il sait tout, et tout mieux que les autres. Il faut le voir au micro de France Inter, de RTL, sur le plateau de C à vous, de Quotidien, devant une commission de l’Assemblée nationale, dans l’amphithéâtre bondé d’une grande école ou face au parterre des dirigeants d’une grosse entreprise du CAC 40 : le même. Corrigeant, bousculant, rabrouant, interrompant. Et ça marche. Abonnés Facebook dix fois plus nombreux qu’il y a deux ans, comptes Twitter, YouTube et LinkedIn (plus de 700 000 abonnés) explosant, son entretien diffusé via Thinkerview en 2017 vu plus d’un million de fois. Dernière palme au tableau de sa notoriété, sa bande dessinée « Le Monde sans fin », cosignée avec le dessinateur Christophe Blain (éd. Dargaud), best-seller stratosphérique : 600 000 exemplaires vendus, soit le livre le plus acheté en 2022, embarqué à la veille de Noël par pile de cinq – à 28 euros l’exemplaire – devant des vendeurs de la Fnac ébahis. « Une rock star ? » s’est aventuré le journaliste Nicolas Demorand l’accueillant dans la plus écoutée des matinales du pays en novembre dernier. Tacle immédiat de l’écolo pinailleur sur le thème Rihanna est une « rock star », elle, elle remplit des stades, elle. Pas lui, qui ne remplit qu’un amphi, mauvaise comparaison. Il ne plaisante pas « avec les ordres de grandeur », un de ses gimmicks.

Ce personnage aimanté donc, vers lequel convergent tant de réflexions sur l’écologie, l’économie, la politique ou le médiatique, L’Express souhaitait, début décembre, lui décerner, au titre des Personnalités de l’année 2022, le prix de la Transition écologique ; un hommage à celui qui fut, aussi, chroniqueur dans nos colonnes. Il a décliné, vraiment pas le temps, mieux à faire. Tiens d’ailleurs, il ne nous recevra pas non plus, nous écrit-il dans des mails efficaces, vraiment pas le temps, mieux à faire, et puis les journalistes… « du grand n’importe quoi » – un autre de ses mots fétiches, son favori pour décrire les médias, qui, bonnes filles, ne cessent pour autant de lui ouvrir micros, plateaux, tribunes. Mal léché et brillantissime, talentueux et bougon, dédaigneux et populaire : qui est cette idole des trentenaires urbains, qu’Edouard Philippe reçoit à déjeuner dans sa thébaïde du Havre, que Bruno Le Maire écoute, que Gabriel Attal invite, que la députée écolo Delphine Batho cite, que Julien Aubert, vice-président LR consulte, que le mathématicien et ancien député Cédric Villani révère et que Marine Tondelier, nouvelle patronne des Verts, accuse publiquement de dire des mensonges ? Faut-il se réjouir qu’enfin notre franchouillard Greta Thunberg, ronchon, scientifique et sexagénaire, électrise des cohortes de cadres sup accrochés à leur bagnole et mangeant des fraises en hiver ? D’où vient ce phénomène ?

Des mandarines en guise de café

D’abord, soyons clair : l’homme est cohérent, taillé d’un bloc. Pas de secrétaire, pas de téléphone portable, une palanquée d’adresses mail, il n’achète plus de vêtements, déambule en polo élimé ou chemise râpée, circule à vélo et en transports en commun (aucune entorse, pas même un taxi sous la pluie) et avale des clémentines en guise d’ersatz au café, jamais de viande rouge. « Infernal, entier, intègre », le loue, amusé, son ami Yann Arthus-Bertrand. « Pas un déconneur, mais quel bonhomme ! » l’applaudit le comédien Marc Jolivet, un de ses proches admirateurs. « Source d’intelligence, totale indépendance d’esprit », le salue Nicolas Hulot, craquant son vœu de silence pour l’occasion. « Un des rares analystes écologistes à avoir compris la transition climatique et à savoir l’expliquer », ajoute Brice Lalonde, ancien ministre de l’Environnement, descendu de son vélo pour dire du bien de la vedette. Métaphores frappantes, comparaisons édifiantes, savoir gigantesque, l’ingénieur, diplômé de l’école Polytechnique et de Télécom Paris, est au premier chef un vulgarisateur au talent pédagogique exceptionnel, capable de démontrer les enjeux et les défis de la transition climatique.

Le triptyque est connu : ressources fossiles épuisées, émissions de gaz à effet de serre, climat déréglé. Une course suicidaire dont il démontre le calendrier physique à l’aide d’une noria de PowerPoint. Pour diviser par trois les gaz à effet de serre d’ici à 2050, « Janco », comme le surnomment ses fans, prône les avantages d’une énergie parfaitement décarbonée, peu coûteuse, et disponible : le nucléaire. Et pour ce faire, il y va fort. Clamant qu’il préférerait sans « hésiter une seconde aller vivre à Fukushima plutôt qu’au bord d’une autoroute », répétant cent fois, sur toutes les ondes et dans tous les cénacles, que le salarié le plus irradié de France est « Thomas Pesquet » (parfois il ajoute pour appuyer son effet « le personnel navigant d’Air France »), balayant d’une chiquenaude les cancers de la thyroïde chez les enfants de Tchernobyl (des enfants chez qui ce cancer se soigne), bref, assumant, crâne. Au passage, et à rebours de la majorité des experts, il défonce les énergies renouvelables. « Elles ne sont pas l’avenir, c’est le passé. C’est le monde d’il y a trois siècles, un million d’humains sur terre et 40 ans d’espérance de vie, ça, c’est le 100 % énergies renouvelables », professe-t-il ainsi, goguenard, devant les étudiants médusés de l’école des Mines. Avec ou sans nucléaire, avec ou sans énergies renouvelables, il est convaincu, à juste titre, de l’urgence d’un changement de mode de vie, voire de gouvernance.

L’avion ? « Je suis favorable à un modèle communiste, riche ou pauvre, vous avez droit à trois ou quatre vols dans votre vie dont deux dans votre jeunesse » (France Inter, 24 novembre 2022). Lui-même ne le prend jamais, une exception dans sa vie, l’été c’est bateau en famille, train, montagne. La démocratie ? « Un système lent, myope, incohérent souvent » (« Dormez tranquilles jusqu’en 2100 », éd. Odile Jacob), écrit l’électeur qui vota Chirac puis Mitterrand et garde dorénavant secrets ses bulletins. Pour imposer la sobriété, en finir avec l’abondance consumériste, il croit aux méthodes des régimes autoritaires. « On ne répondra pas au changement climatique sans l’usage de la contrainte, un système de type chinois est-il un bon compromis ? Il n’est pas exclu que la réponse soit oui », ose-t-il, fanfaron, dans une de ses vidéos YouTube, en décembre 2019. La même année, dans un entretien donné au magazine Socialter, il s’interroge sur les bienfaits d’un système de santé où l’on « ne met pas tout en œuvre pour faire survivre les personnes âgées ». Gloups.

Rendez-vous au Fouquet’s

Jean-Marc Jancovici est une fusée à combustion lente, dont la notoriété va coller à notre prise de conscience écologique. 1981, le banlieusard, passé par la classe préparatoire de Louis-le-Grand, intègre l’école Polytechnique. Dans la maison familiale d’Orsay, c’est la fête. Son père, Bernard Jancovici, normalien et docteur en physique, fut, comme le raconta Hervé Kempf, rédacteur en chef de Reporterre, professeur d’université, enseignant rayonnant, dont les travaux sur les systèmes coulombiens lui valurent une notoriété certaine – « pas Einstein, mais un bon champion de ligue 2 », estime un connaisseur. Janco fils est heureux. Plongé dans les délices austères de la physique, accomplissant les désirs paternels, avec en prime un talent de show man. Lors des conférences mensuelles de culture générale, le voici posant une question déroutante, toujours maline. L’expert en tribune s’étrangle, ses camarades s’ébaubissent, son numéro devient rituel. Frisson des rires étouffés dans l’amphi, gratifications narcissiques. Toutefois l’amoureux de la physique ne sort pas dans la botte, (rang 143 au classement), loin derrière Elisabeth Borne, future patronne de la RATP et Première ministre, derrière Frédéric Oudéa, le président de Sanofi et ex-directeur général de la Société générale, derrière encore Jean-Laurent Bonnafé, futur patron de BNP Paribas, Tidjane Thiam, prochain patron du Crédit Suisse, ou Jean-Pierre Mustier aujourd’hui président de la Fédération bancaire de l’Union européenne. Des gloires en jachère, prestige et puissance à venir, tandis que lui… Le voici à l’Ecole nationale supérieure des télécommunications de Paris, à l’époque on y admire le Minitel. 1986, catastrophe de Tchernobyl, pluies acides en Allemagne, et deux ans plus tard, le premier Giec. Lui ne parle encore ni climat ni environnement, il se cherche. C’est alors que Franck Cabot, acteur dans « Les Misérables » de Robert Hossein, monte sa maison de production. « J’écris une annonce dans Libé, un truc du genre cherche polytechnicien payé au smic pour projet cinéma », se souvient-il. La blague fonctionne : rendez-vous au Fouquet’s. « C’était sidérant, je n’avais pas le temps de finir ma phrase qu’il avait déjà tout pigé. » Deux ans durant, le producteur et l’ingénieur assemblent la charpente de Ciné Magma Productions. Janco gère les finances, assiste aux tournages, et équipe la petite entreprise d’ordinateurs, à l’heure des sentiers préhistoriques de l’Internet. Il n’a pas un rond, vit encore célibataire dans un studio du XIIIe, rue des Banquiers, « un bosseur infernal, qui se fiche alors total du climat », se souvient encore l’acteur, invité à déjeuner chez ses parents à Orsay. Famille chaleureuse, un chalet dans les Hautes-Alpes, où elle enchaîne les randonnées. 1989, séparation cordiale avec Cabot. Janco rachète une société de production, l’affaire périclite, et le voici consultant, examinant pour ses clients les incidences et profits du télétravail et de la télémédecine, des perspectives alors utopistes. Et pourtant, songe le polytechnicien, si demain les gens peuvent travailler ou se faire soigner sans bouger, quels effets aurait cette diminution des déplacements motorisés ?

Un film avec Luc Besson ?

1992, premier Sommet de la terre à Rio, convention sur le climat, la communauté scientifique se met en branle, notre terre brûle. Et Jean-Marc Jancovici, bientôt 30 ans, découvre les rapports du Giec. Il les dévore, subjugué. En 2000, il frappe à la porte de l’Ademe. Il a une idée : le lien entre l’activité économique et le climat, ce sont les émissions de gaz à effet de serre. On devrait les mesurer, compter combien on en émet et, partant, de combien on pourrait les réduire. Trois ans de recherche avec les experts de l’Ademe, et c’est le « bilan carbone », un outil, dont l’agence publique cède les droits d’exploitation à l’Association bilan carbone. A 35 ans, il peut cette fois s’enorgueillir d’une co-trouvaille géniale, destinée à conquérir la France (à l’étranger, on utilise une autre méthode, certifiée elle aussi ISO 1464). Le front haut, il se rapproche alors de son alma mater, où il monte les conférences au sein de l’association X-Environnement. Réseau d’influence, bain de culture d’ingénieurs, de grands projets industrieux, étatiques. Sous sa houlette, éblouis par sa faconde, les anciens de l’X découvrent les dérèglements du climat, les dangers de la surpêche et… les atouts du nucléaire. Dès lors, tout s’accélère. Le philosophe écologiste Dominique Bourg le présente à Nicolas Hulot, qui dirige la fondation éponyme. L’animateur et documentariste le guide dans les méandres de Paris, lui tient la main dans les cercles de la politique, lui enseigne influences de la cour et coulisses de l’arrière-cour, ensemble ils bavardent avec Jacques Chirac, avec Nicolas Sarkozy, et montent le premier Grenelle de l’environnement. « Quand il me parle à l’époque, rit encore l’ancien ministre de l’Ecologie, je comprends moins du dixième de ce qu’il m’explique, il a progressé. » Tandis que l’inventeur du bilan carbone lui explique les lois de la physique, ce dernier lui offre de la visibilité. Ils sont drôles ces deux-là, couvant de leurs yeux les micros et guettant les caméras. Dans la coulisse, on entend l’écologiste ministre sermonner le polytechnicien : « Ne te gorge pas trop de tes connaissances. » Celui-ci se sent pousser des ailes. Pour éveiller les consciences, il faut, comme Hulot, en passer par les relais d’opinion, non pas les séduire, ce serait superficiel, mais les secouer.

2006, avec un journaliste de LCI, Jean-Louis Caffier, première édition des entretiens de Combloux. Dans la station de Haute-Savoie, une trentaine de journalistes invités. Exposés, conférences, puis ski, raclette. « Le premier jour, c’est la grosse claque. On leur présente le constat scientifique, et là, angoisse totale », se remémore Caffier. Le lendemain, ateliers sur les alternatives aux énergies fossiles, dont le nucléaire. Du beau linge médiatique est éduqué, 200 journalistes au total, dont Gilles Bouleau, Thomas Sotto, David Pujadas, Evelyne Dheliat, ou Louis Bodin, rétif celui-ci, et quelques dirigeants de chez Bouygues, Total ou Crédit agricole. Qui ne financent pas, pas un centime. Les 25 000 euros de la session sont pris en charge par des mécénats de la SNCF et de l’Ademe. Ça paie : le polytechnicien a bientôt droit à une pastille mensuelle au JT de 20 heures de TF1. Son visage chiffonné s’installe. Le cabotin ne déteste pas les caméras, d’ailleurs il songe à tourner un film et demande à Marc Jolivet de lui présenter Luc Besson. Cette même année, l’ancien vice-président des Etats-Unis, Al Gore, a conquis la planète avec son documentaire Une vérité qui dérange, et lui, peu suspect de modestie excessive, se prend à rêver faire de même… L’affaire ne prend pas. Quand, bien plus tard, l’illustre réalisateur Yann Arthus-Bertrand lui proposera de tourner ensemble un documentaire, à la Al Gore toujours, il refuse. Entretemps, le Covid met fin aux stages savoyards, pas à sa volonté d’éduquer les relais d’opinion. Il voudrait dès ce printemps s’adresser aux élus, têtes de pioche elles aussi, presque pire que les journalistes, feignant de tout comprendre, prenant ce qui les arrange, alors que son programme est un tout, un système. Jancovici, phase holistique.

Retrouvez demain à 17h30 la seconde partie de notre enquête : Jancovici, l’influent gourou du climat : sa relation avec Macron, sa leçon chez LVMH, son juteux business…



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