Retraites : "Mélenchon ne supporte pas que l’on parle autant de Berger et de Martinez"

Marine Le Pen peut-elle la seule à pouvoir tirer avantage de la crise née de la bataille des retraites ? La stratégie de « bordélisation » de LFI a-t-elle desservi le parti de Jean-Luc Mélenchon ? Les syndicats, qui reprennent vigueur, travaillent-ils au service de la gauche politique ? Spécialiste des grandes heures de la gauche – comme des pires – et auteur de Faut-il désespérer de la gauche ? (Textuel), le politiste Rémi Lefebvre analyse ce que le mouvement social contre la réforme des retraites peut faire naître de politique.

L’Express : Les syndicats ont réussi à rassembler, à plusieurs reprises depuis janvier, plus d’un million de personnes dans la rue. Pour autant, est-ce un bon signe pour la gauche politique ?

Rémi Lefebvre : Il est vrai que la mobilisation est aussi spectaculaire qu’historique. Ce qui me frappe surtout, c’est sa dimension pacifique. C’est une rupture très forte avec ce que l’on a vu ces dernières années lors des manifestations souvent violentes depuis la loi travail. Là, la force syndicale est coordonnée et, de fait, puissante. Elle a mobilisé une opinion publique de gauche. Ce ne sont pas les partis politiques qui ont contribué à cela. Eux ont emboîté le pas des syndicats. Mais il y a un terreau pour eux. La société qui se mobilise contre la réforme des retraites peut devenir un point d’appui pour la gauche dans les mois qui viennent.

On a souvent en mémoire les grandes manifestations de 1995. Elles avaient été l’un des points de départ amenant à la victoire de la gauche emmenée par Lionel Jospin en 1997.

Il est tentant de faire ce parallèle-là, mais ce serait une erreur. La société a tellement changé depuis cette époque : le Front national n’a cessé de progresser, le monde du salariat n’est plus le même et il vote moins à gauche, les services publics se sont beaucoup affaiblis… À la différence de 1995, les grèves reconductibles que l’on observe depuis quelques jours ne sont pas encore performatives. La capacité de mobilisation des syndicats est réelle mais la suite de la grève est intrinsèquement liée au contexte très tendu du pouvoir d’achat et de l’inflation. Le paradoxe de 2023, c’est aussi d’avoir de très fortes mobilisations dans la rue et dans l’opinion mais avec une capacité d’obstruction plus faible que celle des gilets jaunes en 2019. On a l’impression d’un mouvement expressif, dans la rue et dans les études d’opinion, mais qui n’ose pas encore.

C’est-à-dire ?

Nous n’avons jamais observé, dans les enquêtes d’opinion, de telles proportions de Français favorables au blocage. Et en même temps, beaucoup croient que la loi va passer. C’est une contradiction chez les individus eux-mêmes qui ont un sentiment de défiance, voire de colère, et n’arrivent pas encore à le convertir en capacité d’actions. L’opinion apparaît impuissante. Elle est pourtant favorable à l’idée générale qu’elle se fait du blocage, mais quand et si le blocage a bien lieu, sur de longues semaines, l’acceptera-t-elle ?

Et en même temps, à l’Assemblée nationale, la stratégie du conflit absolue, pour ne pas dire de « bordélisation », n’a pas plu à l’opinion.

Il faut dissocier le blocage de l’attitude institutionnelle de la gauche, et notamment de La France insoumise à l’Assemblée nationale. Il faut rappeler que la stratégie politique de jusqu’au-boutisme, de blocage institutionnel, est très discutée dans les propres rangs du mouvement de Jean-Luc Mélenchon. Et d’ailleurs, les plus favorables à cette stratégie tribunitienne, populiste même, sont surtout les nouveaux venus chez LFI, la jeune garde proche du chef. Une autre bonne partie du groupe insoumis, je pense notamment à François Ruffin, est plutôt partisane d’une stratégie de respectabilité, d’écoute et de respect de l’autonomie des syndicats.

Des gens se repolitisent en s’opposant à la réforme des retraites.

Ce que ne supporte pas Jean-Luc Mélenchon, c’est qu’on parle autant de Laurent Berger et de Philippe Martinez que de lui, sinon plus. Il n’est plus le seul sur le créneau du réveil de l’opinion de gauche. Mais il ne faut pas non plus surestimer l’impact de l’attitude de LFI à l’Assemblée nationale sur l’opinion. Ça ne passe pas forcément beaucoup les murs du palais Bourbon. Les débats sur le fait de voter ou non l’article 7 ont été sibyllins et techniques. Je remarque aussi que dans les sondages LFI ne pâtit pas d’une attitude jugée trop violente et irrespectueuse à l’Assemblée nationale.

Pourquoi n’y a-t-il pas eu de traduction politique de ce mouvement social ? Ni LFI, ni le PS, ni les communistes et les écologistes n’en tire de bénéfice…

Il est trop tôt pour mesurer les dividendes politiques. La cristallisation prend du temps. Ce mouvement apparaît plus syndical que politique. La décantation, si elle se fait, n’est pas pour demain. Pour l’instant, il y a une opposition à la réforme, ça ne veut pas dire qu’il y a une adhésion à une alternative politique. Le débat n’a pas porté sur les propositions de la gauche. D’ailleurs, cela l’arrangeait bien puisque tous ne sont pas d’accord sur la retraite à 60 ans défendue par LFI, à commencer par le PS. L’articulation entre les mouvements sociaux et les élections est un mouvement compliqué. Le Front Populaire, il y a d’abord eu un scrutin et ensuite des grèves. Mai 1968, lui, n’a pas été bon pour la gauche, et même très mauvais. Si 1995 a fonctionné, l’histoire a mal terminé en avril 2002. Plus récemment, les gilets jaunes n’ont pas su faire renaître la gauche, bien au contraire, et n’ont pas du tout empêché la réélection d’Emmanuel Macron. Jean-Luc Mélenchon a bien tenté de les récupérer, mais cela n’a jamais fonctionné.

Qu’est ce qui a déjà cristallisé, politiquement, dans ce moment syndical ?

On observe d’ores et déjà que des gens se repolitisent en s’opposant à la réforme des retraites, des jeunes notamment. Le débat s’est élargi au-delà des retraites à la question du travail dans la société : le sens du travail, le mauvais travail, l’aliénation qu’il produit. C’est un élément à mettre au crédit de la gauche dans la bataille culturelle. Un point d’appui potentiel alors qu’elle a beaucoup de mal à peser sur l’agenda politique. Sinon, je crains que le moment n’avantage d’autres…

Marine Le Pen et l’extrême droite peuvent-elles vraiment récolter les raisins de la colère ?

La séquence peut donner naissance à un énorme sentiment d’impuissance politique. Et l’impuissance politique, ce n’est pas bon pour la gauche. C’est un fusible de l’extrême droite. Si la loi passe – hypothèse la plus probable aujourd’hui – alors la gauche aura beaucoup gesticulé mais pour quel résultat ? Si au bout du chemin il y a une défaite politique de plus, cela risque de pousser plus d’électeurs des classes populaires, censément acquises à la gauche, dans les bras du Rassemblement national qui ne s’est pas beaucoup mouillé dans les débats ni n’a vraiment travaillé le sujet.



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