Cagé-Piketty : "En 2027, c’est le revenu qui déterminera le vote, pas le port de l’abaya"

Sans aucun doute, les économistes Julia Cagé et Thomas Piketty ont, chevillée au corps, « la passion d’égalité », qu’Alexis de Tocqueville attribuait aux peuples démocratiques. Dans Une histoire du conflit politique. Elections et inégalités sociales en France, 1789-2022 (Seuil), les deux professeurs – elle, à Sciences po Paris, lui, à l’Ecole d’économie de Paris –, se penchent sur l’un des sujets les plus passionnants de la science politique, les déterminants du vote. Forts d’un imposant travail de numérisation des données électorales et socio-économiques des 36 000 communes de France sur plus de deux siècles, les auteurs respectifs du Prix de la démocratie (Fayard) et du Capital au XXIᵉ siècle (Seuil) s’attachent à montrer que le vote est aujourd’hui majoritairement influencé par le niveau de richesse et, moins qu’on le pense, par les questions dites « culturelles », telles que le rapport à l’immigration.

A lire ce succès de librairie, deux questions se posent. Si les facteurs culturels ne sont pas aussi importants qu’on le prétend, pourquoi leur évocation déchaîne-t-elle les passions ? Et, s’il est vrai que les études existantes en sciences politiques, qui se concentrent sur les choix électoraux individuels et non les communes, permettent d’étudier le temps long avec précision, l’échelle individuelle, avec toute la complexité qu’elle implique, n’est-elle pas la plus pertinente pour comprendre les choix politiques ? Telles sont les interrogations que nous avons soumises aux auteurs d’Une histoire du conflit politique.

L’Express : Vous montrez l’importance de la corrélation entre le revenu et le patrimoine d’une part, et le vote d’autre part. Que dites-vous de nouveau sur ce sujet déjà connu ?

Julia Cagé : C’est peut-être connu, mais ce n’est pas ce que l’on a tendance à lire dans les médias. On entend ainsi régulièrement que les classes populaires auraient cessé de voter à gauche. Mais c’est dû au fait que l’on oublie souvent de prendre en compte le niveau de revenus ou de patrimoine, et aussi que l’on se focalise sur la seule catégorie des ouvriers, alors même que les employés ont des revenus inférieurs aux ouvriers.

D’autre part, notre livre offre une perspective historique sur deux siècles, ce qui est inédit. Avant les années 1950, on ne dispose pas d’enquêtes par sondages. On ne sait donc pas comment évolue la relation entre le revenu ou le patrimoine et le vote à gauche ou à droite. Nous avons comblé ce manque en épluchant les résultats des principaux référendums de 1793 à 2005 et de toutes les élections législatives et présidentielles de 1848 à 2022, au niveau des 36 000 communes. On constate alors des variations : il y a des périodes où le conflit géographique l’emporte sur le socio-économique, et où la configuration politique passe d’une bipartition à une tripartition. C’est d’ailleurs le cas actuellement, avec trois blocs, social-écologique, libéral-progressiste et national-patriote.

Thomas Piketty : On sait toujours peu de choses sur les raisons du vote. Les enquêtes par sondages, qui sont menées auprès des individus, n’existent pas depuis longtemps et même, aujourd’hui, elles sont de petite taille. Or il faut pouvoir croiser les critères de revenu, de profession, de patrimoine, de diplôme, de territoire… ce que seules les données de niveau communal permettent, tout en ayant l’avantage de remonter dans le temps. Bien sûr, elles ont aussi leurs limites. J’ajoute que toutes ces données, disponibles aux archives nationales, n’avaient jamais été numérisées.


J. C. :
Il a aussi fallu réassocier à chaque nom de candidat une nuance politique, ce qui n’est pas forcément évident pour le XIXᵉ siècle, et a demandé un très gros travail avec la presse de l’époque.

Les données communales ne portent-elles pas le risque de ce qu’on appelle une « erreur écologique », le fait d’attribuer les caractéristiques d’un groupe à des individus ? Par exemple, s’il y a 60 % d’ouvriers dans une ville donnée et que le vote Rassemblement national (RN) y est élevé, on pourrait en conclure que les ouvriers de cette ville votent RN. Or il se pourrait que ce soient ceux qui ne sont pas ouvriers qui votent pour ce parti.

T. P. : On aimerait beaucoup disposer de données individuelles sur le vote depuis la Révolution française, mais ce n’est pas le cas. Les données communales ont des biais, je vous l’accorde. La seule solution, c’est d’être prudent, en croisant tous les critères – économiques, sociologiques, géographiques. Il faut aussi croiser nos données avec celles des enquêtes postélectorales menées depuis les années 1950, ce que nous avons fait. Toutes nos données sont en ligne : chacun est libre de faire des analyses supplémentaires et de compléter notre travail.

Votre démarche ne va-t-elle pas à l’encontre des travaux les plus récents de la science politique, qui a mis en avant bien d’autres critères – religion, transmission familiale, influence du conjoint et des pairs et, bien entendu, immigration ? à la racine du vote ? Les individus ne sont pas seulement motivés par des intérêts mais aussi par des valeurs et des préférences.


J. C. :
Aujourd’hui, les caractéristiques géo-sociales – la taille de la commune, le revenu moyen de ses habitants, leur capital, leur éducation et profession, et son pourcentage de propriétaires – expliquent 70 % des différences de vote entre les communes. Nous ne nous attendions pas à une telle ampleur. En 1981, élection présentée comme l’exemple même de l’alternance entre droite et gauche, ces mêmes variables n’expliquaient que 50 % des différences entre communes. En 1848, c’était à peine 30 %. Cela ne signifie pas que les autres variables ne comptent pas, mais simplement que la classe géo-sociale n’a jamais été si importante. Et n’oublions pas que la classe géo-sociale nourrit des visions du monde, des espoirs et des sentiments d’abandon, et pas seulement des intérêts.

Vous soulignez les contradictions au sein de ce que vous nommez la « droite nationale patriote ». Le vote pour Eric Zemmour et son parti, Reconquête, se révèle ainsi nettement plus bourgeois et urbain que le vote RN. Les contradictions ne sont-elles pas aussi importantes à gauche, dans ce que vous désignez comme le « bloc social-écologique » ? L’électorat écologiste, et notamment celui de Yannick Jadot lors de la dernière présidentielle, est lui aussi très élitiste et urbain.


J. C. :
Les électorats du RN et de Reconquête sont très différents, celui de Marine Le Pen étant devenu très rural et populaire, alors que celui d’Eric Zemmour est urbain et hyper-favorisé. Cela se reflète aussi dans les oppositions programmatiques, comme pour la réforme des retraites. Nous analysons aussi les contradictions importantes qui existent à l’intérieur du bloc social-écologique. Mais, en termes de programmes et de structures des électorats, les oppositions entre La France insoumise [LFI], Europe Ecologie-Les Verts [EELV] et le Parti socialiste sont moins fortes qu’entre RN et Reconquête.

Dans le livre, nous tentons aussi de voir comment on pourrait sortir de la tripartition actuelle entre les blocs social-écologique, libéral-progressiste et national-patriote. Le vote RN étant populaire et davantage rural, le bloc de gauche pourrait reconquérir une partie de cet électorat. Alors que, si le RN veut élargir sa base électorale, il lui sera plus difficile de récupérer le vote Reconquête, car les deux s’opposent sur les questions socio-économiques.

T. P. : Nous ne cherchons pas à dissimuler les contradictions à gauche. Il nous semble simplement qu’elles sont plus fortes dans le bloc national-patriote. Cela reste une situation politique très compliquée pour tout le monde. Personne ne peut prévoir ce qu’il va se passer.

En France, les principaux déserts médicaux, ce sont la Seine-Saint-Denis et la Creuse !

Vous assurez que la gauche pourrait à la fois être plébiscitée dans les banlieues et regagner l’électorat populaire des zones rurales. Ces territoires n’ont-ils pas des intérêts profondément divergents ? Les mobilisations de la gauche contre les violences policières ou pour défendre l’abaya ne renforcent-elles pas au contraire le rejet, dans les zones rurales, de cette dernière ? Sans compter qu’elles ont été choquées par les émeutes.


J. C. :
Entre ces deux territoires, les convergences sur les questions socio-économiques sont profondes, par exemple sur l’accès aux services publics. En France, les principaux déserts médicaux, ce sont la Seine-Saint-Denis et la Creuse ! En matière de revenus et de capital immobilier, nous constatons aussi qu’un bourg pauvre ressemble de plus en plus à une banlieue pauvre, ce qui n’était pas le cas jadis.

Par ailleurs, nous avons observé que la dimension identitaire et religieuse jouait un rôle mineur dans le vote. En 2027, les critères qui détermineront le vote seront bien davantage le revenu, l’accès à la propriété et la qualité du service public que, par exemple, le port de l’abaya. Les médias se focalisent sur des sujets polémiques pour remplir les plateaux. Les politiques jouent le jeu. Mais, dans les faits, ce n’est pas l’abaya qui détermine le vote. Ce qui fait que nous sommes quand même optimistes sur une possible convergence entre les zones populaires urbaines et rurales.

T. P. : Attention au terme de « banlieue ». Les classes populaires urbaines sont une vaste catégorie. Dans certaines métropoles, les centres-villes sont pauvres. Et dans les banlieues, où vit la moitié de la population française, les situations sont diverses. On constate que le vote à gauche est très peu déterminé par la proportion de personnes d’origine étrangère, mais beaucoup par le revenu, la profession ou le diplôme. Nous constatons que de nombreuses communes urbaines pauvres, sans avoir énormément de populations immigrées, votent massivement à gauche.

Ce que l’on constate surtout dans ces communes, c’est la faiblesse de la participation électorale. L’une des raisons, selon nous, c’est l’écart entre les préoccupations des électeurs – l’emploi et l’accès aux services publics – et l’obsession des identités que l’on retrouve dans les médias. Quant à l’insécurité, ils ne font pas confiance à la droite, laquelle, sous Sarkozy, a supprimé des fonctionnaires de police.

Si l’on vous suit bien, les classes populaires des villages et des bourgs votent RN bien plus pour des raisons économiques que par opposition aux immigrés. Vous soulignez d’ailleurs que les immigrés, dans ces zones, sont peu nombreux. Mais certains ne déménagent-ils pas à la campagne pour fuir les zones qu’ils jugent trop « diverses » ?


J. C. :
Cette hypothèse purement théorique n’est pas confirmée par les données : en réalité, la mobilité géographique entre banlieues et bourgs est faible et n’a pas provoqué de changement de la structure de l’électorat. Dans le passé, il y avait un lien entre le vote pour la droite de la droite et le pourcentage d’immigrés présents. Si l’on examine le vote pour Jean-Louis Tixier-Vignancour, en 1965, ou pour Jean-Marie Le Pen, en 1974 et en 1988, on constate qu’il est très urbain et beaucoup plus fort dans les endroits où les immigrés sont nombreux. Puis le passage, pour le RN, du vote urbain au vote rural est spectaculaire. Cela s’explique largement par le changement dans le discours de la droite traditionnelle. Jacques Chirac et le « bruit et l’odeur », en 1991, Sarkozy et le « Kärcher », en 2007… La droite a de fait récupéré la partie favorisée qui votait RN par opposition aux immigrés. Elle a laissé au RN un électorat bien plus rural, bien moins favorisé, et bien plus en colère contre l’ouverture du commerce international, le traité de Maastricht et la désindustrialisation.

T. P. : La ruralisation du vote RN débute en 2002 et s’accélère en 2007 et 2012 – un phénomène que les enquêtes par sondages ne permettent pas d’observer. Le RN a récupéré une base rurale et populaire qui n’était pas celle, à l’origine, de Jean-Marie Le Pen, mais qui s’est sentie trahie à la fois par la gauche et par la droite au pouvoir. Si c’étaient vraiment les questions d’immigration qui les motivaient, ils devraient être attirés par le vote Reconquête ou même Les Républicains. Mais ces électeurs sont rebutés par le libéralisme économique promu par ces deux partis. Le sentiment d’abandon du monde rural vis-à-vis du monde urbain est devenu très puissant.

Vous estimez que la gauche doit favoriser les aspirations à la propriété pavillonnaire dans les zones rurales. Dans le même temps, vous avez récemment condamné « l’artificialisation des sols » dans le cadre des débats sur l’A69, qui doit relier Toulouse à Castres. N’est-ce pas là une illustration flagrante de la contradiction entre les intérêts des classes populaires rurales, et vos propres convictions écologiques, classiques des populations urbaines très diplômées ?


J. C. :
Carole Delga, présidente du conseil régional d’Occitanie, a cité notre livre à l’appui de la construction de l’A69. Nous lui avons simplement répondu que nous ne nous étions pas prononcés explicitement sur ce projet, ni dans un sens ni dans l’autre. Nous insistions aussi et surtout sur l’importance du train et des transports en commun, et non des autoroutes ! Nous ne voulons pas que notre travail soit instrumentalisé. Cet épisode illustre plus largement la difficulté inhérente à la question écologique. Celle-ci va requérir des efforts considérables, et donc de la redistribution, qui nécessitera beaucoup de délibérations.

Concernant votre autre question, l’ascension sociale peut effectivement passer par la propriété de petits pavillons. Cela ne veut pas dire que ce soit le bon modèle de développement durable. En même temps, il est injuste de pointer du doigt ces populations en les dépeignant comme des « petits-bourgeois ». La grande question, c’est de savoir comment la gauche peut reconquérir cet électorat tout en menant une politique écologique.

T. P. : Nous défendons le prêt à taux zéro pour l’acquisition de pavillons. Récemment, lors d’un débat à LFI, Manuel Bompard a souligné que les pavillons n’étaient pas très écologiques. Effectivement, il faut améliorer l’isolation des logements, réfléchir à la bonne taille des parcelles et favoriser les transports en commun. Mais on ne va pas mettre des tours partout en France. Il faut comprendre les aspirations des classes populaires rurales.

Parmi les propositions du RN, certaines sont intéressantes, comme le prêt à taux zéro

Dans votre essai, vous n’évoquez pas le clivage générationnel. Les retraités, du fait du système par répartition, sont les grands gagnants de la redistribution. Ils ont voté massivement pour Emmanuel Macron. D’ordinaire, les seniors votent plus à droite. Avec le vieillissement de la population française, ils seront de plus en plus nombreux…


J. C. :
Les études en sciences politiques montrent que l’effet générationnel est plus fort que celui de l’âge. Les générations suivantes, en vieillissant, ne reproduiront pas forcément les mêmes comportements électoraux que leurs prédécesseurs. Le problème est plutôt le taux d’abstention des jeunes, qui peut dépasser 80 %. Certains s’expriment, manifestent, boycottent, mais ne vont plus aux urnes.

Sans surprise, vous plaidez pour l’augmentation des prélèvements obligatoires. En France, leur taux représente déjà 45 % du PIB, mais vous allez jusqu’à imaginer des prélèvements à 60 ou 70 % du PIB. Le seul pays à dépasser la France en la matière est le Danemark – un Etat qui, pour protéger son Etat providence, mène une politique très stricte en matière d’immigration.

T. P. : Dans tous les cas, il faudra davantage de dépenses (publiques ou privées) pour l’éducation et, à cause du vieillissement de la population, pour la santé. Aux Etats-Unis, les dépenses privées de santé s’élèvent à près de 20 % du PIB, tandis que les indicateurs de santé publique sont catastrophiques et que l’espérance de vie est en baisse. Pensez-vous que ce système privé bénéficie à ce pays ?

Dans ces deux domaines, l’augmentation des ressources publiques est la meilleure solution dont nous disposons. Mais nous défendons, pour notre part, le système le plus décentralisé possible, s’appuyant sur une multitude d’acteurs (universités, hôpitaux, collectivités, usagers…). J’aimerais seulement que ceux qui assurent qu’on n’augmentera pas le montant des ressources publiques dans l’éducation et la santé nous expliquent comment ils comptent faire. En termes d’inégalités mais aussi d’efficacité, la situation serait bien pire pour la France si on laissait le secteur privé financer tout cela.


J. C. :
On dit que les hôpitaux craquent, qu’on ferme des services d’urgences. Les gens ont l’impression que l’on dépense moins pour la santé. Mais, la réalité, c’est que la population française vieillit, et qu’en plus on a fait de nombreux progrès techniques en médecine, qui coûtent plus cher.

N’est-il pas un peu paternaliste d’inciter la gauche à « reconquérir » les classes populaires, comme si celles-ci ne votaient pas comme il fallait ?


J. C. :
Dans le livre, d’abord, nous n’utilisons jamais le terme « extrême ». Nous respectons tous les électeurs. Nous expliquons que le choix du vote RN est le fait de personnes qui ont perdu leur travail, qui n’arrivent pas à rembourser leurs prêts, qui n’ont plus de maternité près de chez eux. Parmi les propositions du RN, certaines sont intéressantes, comme le prêt à taux zéro. Mais toute la difficulté réside dans le financement de ce programme social. Le RN n’a jamais gouverné. Il veut supprimer l’impôt sur la fortune immobilière. En contrepartie, il cible les étrangers, en évoquant de prétendus milliards que l’on pourrait récupérer de Français installés au Maghreb. Or nous, nous pensons que, face aux mêmes enjeux, la gauche se trouve mieux armée intellectuellement, en proposant un impôt plus progressif pour financer les services publics.

T. P. : Nous sommes d’abord des militants de l’alternance démocratique. Quand un bloc central se présente comme celui de la raison, il sous-entend que ses adversaires représentent celui de la déraison. C’est une situation malsaine. Au cours du XXᵉ siècle, ce sont les alternances politiques qui ont permis le progrès. La dialectique entre gauche et droite est motrice, et elle pousse chaque camp à faire des compromis. L’alternance démocratique est essentielle et c’est son absence, en raison de la tripartition actuelle, qui nous dérange. Mais nous respectons, bien évidemment, toutes les opinions.



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