Proches de Macron, ministres… Le choc des gilets jaunes raconté de l’intérieur

Avant le Covid, la guerre en Ukraine, la réforme des retraites et les émeutes, le mouvement des gilets jaunes, dont l’acte I eu lieu le 17 novembre 2018, a été la première grande crise de la présidence d’Emmanuel Macron. Cinq ans plus tard, certains acteurs de l’époque – ministres, députés et conseillers – reviennent pour L’Express sur ces mois où se sont mêlées violences, craintes, décisions et innovations politiques. Comment les gilets jaunes ont bousculé le pouvoir : le récit, vu de l’intérieur.

Distribution

François de Rugy : Président de l’Assemblée nationale puis ministre de la Transition écologique et solidaire, numéro 2 du gouvernement.

Muriel Pénicaud : Ministre du Travail.

Emmanuelle Wargon : Secrétaire d’État auprès du ministre de la Transition écologique et solidaire, co-organisatrice du Grand débat national.

Olivier Dussopt : Ministre délégué auprès du ministre de l’Action et des comptes publics (aujourd’hui ministre du Travail).

Marlène Schiappa : Secrétaire d’État chargée de l’Égalité entre les femmes et les hommes et de la Lutte contre les discriminations.

Marc Ferracci : Conseiller de Muriel Pénicaud (aujourd’hui député Renaissance).

Gilles Boyer : Conseiller politique d’Édouard Philippe à Matignon (aujourd’hui député européen Renew).

Roland Lescure : Député LREM et président de la commission des Affaires économiques de l’Assemblée nationale (aujourd’hui ministre chargé de l’Industrie).

Jean Viard : Sociologue, interlocuteur irrégulier d’Emmanuel Macron.

Thomas Mesnier : Député LREM de Charente (aujourd’hui porte-parole d’Horizons).

Et quelques conseillers de l’ombre…

Le diagnostic

Inconnu deux ans auparavant, Emmanuel Macron s’installe à l’Élysée en 2017 avec l’idée de réformer profondément le pays, en voulant libérer les énergies et promouvoir « l’émancipation individuelle »…

Un ancien de l’Élysée : Jupiter a été inventé au début du quinquennat car il y avait un doute sur la présidentialité d’Emmanuel Macron. Il n’a été ministre que deux ans, il avait l’âge qu’il avait… L’invention de la présidence verticale, avec plein de symboles de la Cinquième, c’était pour installer cette légitimité. On l’a pris en boomerang dans le visage. Et il en a découlé, aussi, cette accusation d’arrogance. Ce qui est vrai, c’est qu’il a tenu, au début, un discours pour un socle électoral très urbain, celui de la mondialisation heureuse.

Un proche d’Emmanuel Macron : Il y avait de la souffrance, un sentiment de déclassement pour des petits chefs d’entreprise, des retraités… Il était question de la dureté de la vie. De peine. De ce point de vue, Emmanuel Macron renvoyait, par sa jeunesse, sa réussite, à une forme d’arrogance. Ils pensaient qu’on les voyait comme des ringards.

Marc Ferracci : On avait en 2017 une approche et un narratif politique basés sur l’idée d’émancipation. On devait donner des perspectives aux Français, à ceux qui travaillent, leur proposer une forme de liberté dans les choix de vie professionnelle. Derrière cette idée, il y avait un présupposé : que les gens avaient une appétence pour la mobilité sociale, géographique, pour saisir des opportunités. Ce que révèle cette crise, c’est qu’une partie de la société française, qu’il faut entendre et respecter, a envie de conserver une forme de stabilité. Au fond, elle a une envie d’ancrage.

Marlène Schiappa : On est arrivés en envoyant valser les corps intermédiaires, certains de pouvoir faire sans eux, avec un esprit de winners, l’idée d’une France optimiste…

Roland Lescure : En 2017, c’était « On livre, on livre, on livre »… Les gilets jaunes ont révélé une forme de fracture avec cette méthode fondée sur l’efficacité. Peut-être était-ce le contrecoup de l’amateurisme initial. On a négligé cet angle mort. Ce mot-clé : l’empathie.

Les 80 km/h : l’étincelle ?

Le 1er juillet 2018, Édouard Philippe signe le décret réduisant la vitesse à 80 km/h sur les routes nationales. Malgré les réticences d’une partie du gouvernement, notamment de Gérard Collomb, Gérald Darmanin ou encore Richard Ferrand, le Premier ministre s’accroche à cette mesure qu’il sait impopulaire, mais efficace pour sauver des vies…

François de Rugy : Un mardi matin, on se retrouve au petit-déjeuner de la majorité à Matignon, et on avait vu qu’Édouard [Philippe] avait, deux jours avant dans le JDD, parlé de son projet de réduire la vitesse à 80 km/h sur les routes nationales. Autour de la table, on le questionne, il nous dit : « Oui, c’est vrai, on travaille là-dessus. »

Olivier Dussopt : Je me rappelle avoir dit en réunion préparatoire que cela pouvait être mal interprété par les gens, tous ceux qui ne sont ni des chauffards, ni des dangereux. J’avoue avoir un peu de mal avec l’idée d’une société de l’infantilisation.

François de Rugy : Je dis à Édouard que quand je me rends à Pornic en voiture, il y a 50 bornes à faire, et je sais que si on dit aux gens de rouler à 80 km/h sur cette portion, ça ne va pas le faire. Les gens vont se sentir entravés. Je lui dis : « Je n’irai pas te désavouer, jamais, mais ça va faire râler les gens ! »

Gilles Boyer : On avait présenté un paquet de mesures pour faire diminuer le nombre de morts sur les routes, c’est le devoir d’un gouvernement. On a retenu que celle-ci… C’est tout de même 400 morts de moins par an ! Ce n’est pas Édouard Philippe qui a pris cette décision tout seul. Edouard a toujours dit qu’il n’y avait qu’une seule ligne à la tête de l’État. Vous pensez vraiment qu’un Premier ministre peut décider, puis annoncer ça tout seul dans son coin ?

Jean Viard : Quand ils ont pensé les 80 km/h, ils ont fait preuve d’une profonde méconnaissance des questions territoriales…

Marlène Schiappa : C’est une bonne mesure, mais très mal mise en oeuvre. Ce n’est pas parce qu’elle est bonne que les gens comprennent. On aurait pu tout à fait y associer un groupe d’élus, créer un territoire d’expérimentation, mieux consulter avant d’annoncer. Ça fait partie de ce qui a fait naître les gilets jaunes.

François de Rugy : Objectivement, avec le recul, je ne suis pas sûr que le mouvement des gilets jaunes serait apparu sans les 80 km/h.

Gilles Boyer : Ça arrange bien des gens de dire ça… Ils ont fait un sondage ? On ne sait pas si c’est la première étincelle. Ça a suscité de l’agacement, oui ; pour certains c’était une privation de liberté insupportable, mais tout mettre sur le dos des 80 km/h…

La « taxe carbone » embrase le pays

Alors que le prix de l’essence augmente, la « taxe carbone » arrive dans le débat public et s’avère être le premier vrai point de crispation des gilets jaunes…

Muriel Pénicaud : On n’a pas vu venir la crise des gilets jaunes, notamment parce qu’elle démarre sur une taxe écologique de 6 centimes d’euro…

Un intime de François Bayrou : Au moment où la taxe carbone arrive dans le débat public, François [Bayrou] est en pétard. « Ça va péter ! Ça va péter », qu’il disait. Et puis les gilets jaunes sont arrivés…

Gilles Boyer : C’était dans le projet de 2017 !

François de Rugy : L’arbitrage avait été rendu dès l’été 2017. Comme on avait décidé de supprimer la taxe d’habitation, il fallait bien trouver de nouvelles sources de recettes pour redresser les finances publiques. Ça avait été fait très sérieusement, Édouard Philippe avait été très rigoureux. Quand la mesure est votée dans le projet de loi de finance, personne n’en parle !

Un proche d’Édouard Philippe : C’est plus qu’une étincelle, c’est une rébellion antifiscale. C’est ce qui fait la beauté de la politique : on baisse fortement les impôts et on dit qu’on va en augmenter un autre, un petit peu… C’est beau comme du Shakespeare, et on arrive dans le réel. On pensait que les gens entendaient ce qu’on faisait avec la meilleure compréhension du monde. On pensait qu’on avait pour nous la raison et l’intérêt des gens et ça a été perçu comme une agression de trop.

Olivier Dussopt : La taxe carbone et le prix de l’essence ont été pris comme une forme d’injustice. On annonce aux gens qu’en plus de l’augmentation, on va en rajouter une couche…

Emmanuelle Wargon : Pour moi, le très grand enseignement politique, c’est qu’il ne faut pas mettre la charrue avant les boeufs. Le problème de la taxe carbone, c’est qu’on pénalisait les gens sans leur donner de soutien. On ne peut pas dire aux gens que l’on augmente le prix de l’essence brutalement sans leur donner de solutions alternatives.

Marlène Schiappa : Pour être honnête, sur le moment, personne ne dit trop rien. Quand, lors d’une réunion, Édouard Philippe demande à des membres du gouvernement « Qui pense qu’il faut reculer sur la taxe carbone ? », aucun ne dit qu’il faut abandonner. Personne.

Un ancien de Matignon : Édouard trouve juste que les gens ne sont pas très courageux et n’accourent pas pour défendre la taxe carbone. Nicolas Hulot devient étonnamment très discret…

Un ancien ministre : Hulot fait du kitesurf toute la journée, il arrête ses semaines le mercredi. Il ne venait pas aux réunions, il n’aimait pas le conflit. En fait, il n’aimait pas faire de la politique.

Marlène Schiappa : Ça me fait un peu penser aux 5 euros d’APL. C’est un truc de techno. On avait trop de technos… Sur un tableau Excel, 5 euros, c’est pas grand-chose, ça remplit les caisses. Mais 5 euros, c’est 5 paquets de pâtes pour certaines personnes. Donc c’est beaucoup, en réalité.

Gilles Boyer : On se rend compte qu’un euro prélevé ne vaut pas un euro rendu. On ne peut pas aborder ce sujet avec un tableau Excel, mais avec un document Word.

Emmanuelle Wargon : Jacline Mouraud publie une vidéo le 27 octobre pour dire que le gouvernement traque les automobilistes. Elle fait plusieurs centaines de milliers de vues. Le week-end du 1er novembre, j’étais à Londres chez mon fils, à l’époque étudiant là-bas. L’Élysée appelle mon conseiller com’ : on me demande de répondre à Jacline Mouraud en enregistrant une vidéo de deux minutes pour assurer que le gouvernement n’en veut pas à la voiture. Je fais ça depuis la chambre londonienne de mon fils. La vidéo est pourrie…

Gilles Boyer : Le 17 novembre, lors de l’Acte I, on commence sérieusement à se poser des questions. Qui représente le mouvement ? Qu’est-ce qu’ils veulent ? La première difficulté, c’est de répondre à ces questions. Pour un gouvernement c’est très dur, les revendications n’étaient pas toutes réalistes, d’autant qu’elles ne sont pas les mêmes suivant les ronds-points.

Marlène Schiappa : Je me souviens très bien de l’Acte I puisque c’était la veille de mon anniversaire. Le lendemain, j’ai mon père au téléphone, il m’appelle pour me le souhaiter. Mon père, maintenant tout le monde le sait, il est militant de gauche, mais surtout c’est un historien. Un historien des luttes sociales, qui plus est. Je lui demande ce qu’il pense de la manif’, il me répond dans la seconde : « C’est le début d’un mouvement insurrectionnel. Tous les critères sont là. Ne pense pas que ça va s’arrêter. » Au début, je ne le crois qu’à moitié, les capteurs qu’on a à ce moment-là nous disent que ça va s’arrêter…

Il faut bien se parler…

Le gouvernement est à la peine. Comment s’adresser à ces gilets jaunes qui n’ont pas de représentants ? Comment trouver un compromis avec ce mouvement nébuleux qui ne ressemble en rien aux mouvements sociaux précédents ? Peut-on se comprendre ? Ou même, tout simplement se parler ?

Thomas Mesnier : Moi, j’ai fait partie des premiers parlementaires à l’époque à les recevoir dans ma permanence, dès le premier samedi matin. Je comprends que ça va être très long et très compliqué de répondre à ces revendications. J’ai compris à ce moment-là que ça allait durer, que c’était extrêmement polymorphe.

François de Rugy : Je propose au président de recevoir les représentants des gilets jaunes au ministère. Il donne le feu vert. Au début, on a une délégation de huit personnes, à peine les noms circulent que les groupes Facebook questionnent leur légitimité, on les insulte. Finalement, il n’y a que Priscillia Ludosky et Éric Drouet… Éric Drouet veut que la rencontre soit filmée, je réponds que je préfère que tout ça reste entre nous, pour éviter les jeux de posture. Et puis, je ne m’en rends pas tout de suite compte, mais je vois la caméra de son téléphone allumée dans la poche de sa veste. Après je me suis dit que j’aurais dû peut-être accepter…

Marlène Schiappa : Un jour j’avais invité des gilets jaunes dans mon ministère pour discuter. Ils me disaient : « On a des députés qui font leur mariage à l’Assemblée avec de l’argent public. Ils le font tous ! » J’avais beau leur dire que ça n’existait pas, que ça ne pouvait pas exister, ça ne passait pas. C’est hyper difficile de lutter contre ce genre de désinformation.

Emmanuelle Wargon : Avec ma vidéo, je suis devenue une protagoniste, c’est pour ça que j’ai été amenée à faire des plateaux télé. Au départ, au gouvernement, il n’y avait pas énormément de gens pour les faire. Les débats étaient assez durs…

Un pilier du gouvernement actuel : Édouard Philippe n’était pas franchement ravi que ses ministres aillent, avant les annonces, sur les plateaux pour débattre avec les gilets jaunes. Après les annonces, en revanche, on a dû s’y coller. Sur les plateaux, on nous sortait des mecs venus de nulle part. À un moment donné j’ai dit stop, je ne débats plus avec les gilets jaunes. Point.

François de Rugy : En novembre 2018, on monte une rencontre entre des gilets jaunes et le Premier ministre, à Matignon. Petit à petit, ils se désistent tous. Ils ne sont plus que deux… et l’un des deux s’en va. Résultat, il n’y a plus qu’un jeune homme de 25 ans face au Premier ministre et au ministre de la Transition écologique, numéro 2 du gouvernement, dans la bibliothèque de Matignon. C’est dingue…

Gilles Boyer : Il y avait eu une tribune de gilets jaunes dans le JDD, avec beaucoup de signataires. Donc on les invite. Ils nous répondent les uns après les autres qu’ils ne préfèrent pas s’afficher à cause de pressions et de menaces…

François de Rugy : Le dernier restant, très gentil au demeurant, nous dit alors quelque chose de très frappant : « Je tiens à vous alerter : moi, parce que je venais ici, j’ai subi des menaces. Avec ma copine, on s’est même demandé si on n’allait pas déménager. Je vous le dis, dans les réunions, il y a des gens qui ont des propos très violents, certains disent qu’ils vont prendre les armes… »

1er décembre : Paris is burning…

Acte III des gilets jaunes : les manifestants dégradent l’Arc de Triomphe ainsi que les œuvres d’art qui trônent à l’intérieur. La France et le monde découvrent Paris mis à sac, et une violence que l’on n’avait pas vue depuis bien longtemps…

Olivier Dussopt : Je n’étais pas à Paris, j’étais chez moi en Ardèche, donc je regarde ça comme tout le monde à la télévision. Et je me dis : « Mais qu’est-ce que c’est que ça… ».

François de Rugy : J’étais au conseil national d’En Marche et je reviens au ministère. Un cortège est annoncé sur le boulevard Saint-Germain. Le chauffeur et les agents de sécurité me disent : « On va se garer dans une rue à côté, on ne va pas rentrer. » Tout à coup, un cortège passe à côté de nous et des gens qui viennent vers la voiture. Ils avaient lunettes, casques et boucliers ! Le chauffeur et l’agent de sécurité ont vraiment pris peur. Finalement, ils venaient simplement nous demander des trucs…

Jean Viard : Je pense qu’ils ont eu très peur. Quand ils sont allés casser l’Arc de triomphe, vu de l’Élysée, c’était de l’ordre du coup d’État…

Gilles Boyer : L’État a tenu, il faut quand même le souligner. On est tous conscients cette journée-là qu’on peut basculer dans quelque chose de très grave…

Un ancien de l’Élysée : Je n’avais jamais vu ça de ma vie. Ça faisait très longtemps que dans ce pays il n’y avait pas eu une telle irruption de violence. Mais il faut le dire aussi, il n’y a pas eu de morts. Il y a eu une volonté politique extrêmement forte, au départ, de ne pas aller au contact. Si nous avions décidé de faire comme ces derniers temps, le bilan aurait été probablement beaucoup plus lourd.

Un ancien de Matignon : Comment les Parisiens ont-ils accepté qu’on casse Paris samedi après samedi ? Les médias aussi n’ont jamais pris position pour réellement dire « stop », avec le recul. Il y avait aussi beaucoup de propos antisémites…

Thomas Mesnier : Il y a l’Arc de Triomphe, mais il ne faut pas oublier que chaque samedi, c’était aussi de la casse. Pas seulement sur les Champs-Elysées, mais aussi rue Sainte-Catherine à Bordeaux, dans énormément d’artères piétonnes de nos villes, parfois aussi dans nos campagnes, des ronds-points qui ont été saccagés…

La haine et la peur

Le 1er décembre a laissé des traces dans les esprits. Trois jours plus tard, la préfecture du Puy-en-Velay est incendiée et Emmanuel Macron, qui a fait le déplacement, est copieusement insulté et menacé. « On veut te tuer », « Crève sur la route »…

Un ami du couple Macron : D’abord, les gilets jaunes font prendre conscience à Emmanuel qu’il est seul. Ça n’a jamais été un problème pour lui, il fait face, mais là, il le réalise plus que jamais. Au début Édouard Philippe est totalement absent parce qu’il n’a pas pu émerger médiatiquement. Il prend tous les coups, il n’a aucun poids lourd à côté de lui.

Marlène Schiappa : J’ai pensé tout de suite au président, à son équipe aussi, à mes amis qui étaient à l’Élysée à l’époque. C’est dur. On est tous admiratifs du président, on a envers lui un soutien inconditionnel, et on voit des gens qui ont une détestation telle qu’ils ont presque envie de le tuer… On a beaucoup de mal à comprendre, il n’y a même pas cette détestation pour l’extrême droite ou pour les islamistes.

Un proche d’Édouard Philippe : Matignon avait demandé à beaucoup de membres de cabinet de faire des séquences de débats entre leur ministre, des grands élus et des gens. Tous, tous, tous étaient abasourdis par le niveau de haine qu’il y avait contre nous. Ça suintait la haine, pas seulement des politiques, mais des élites.

Marlène Schiappa : Le soir où des gilets jaunes viennent chez moi m’a beaucoup marqué. Une quarantaine de personnes, en partie sous l’influence de l’alcool, viennent au domicile familial d’une ministre, vous vous rendez compte ? Imaginez ce que ça fait pour deux petites filles de voir 40 personnes qui tapent à la fenêtre, aux volets, pour crier des menaces de mort contre leur mère. Imaginez.

Muriel Pénicaud : Je portais la loi d’urgence économique et sociale, donc j’étais beaucoup dans les médias. J’ai reçu des menaces de mort… Le ministère de l’Intérieur m’a interdit de rester vivre chez moi et m’a demandé d’aller dans une habitation sécurisée, à mes frais.

Olivier Dussopt : Je logeais à Bercy, et un jour où la manifestation partait de l’Arena toute proche, les services de sécurité avaient demandé que je sois évacué tout le week-end et que je ne revienne pas au ministère.

Roland Lescure : Les députés en ont pris plein la gueule. J’ai fait une mission d’évaluation sur les gilets jaunes plus tard, sur les coûts des blocages, violences, dégradations, et pour les parlementaires ça a été terrible.

Thomas Mesnier : Je me souviens d’une des toutes premières réunions de groupe dans le début du mouvement, où certains collègues parlementaires avaient peur. J’ai le souvenir d’une manif qui passait devant ma permanence et j’étais sorti à la rencontre des manifestants pour échanger. Et j’avoue que j’étais bien content qu’il y ait quelques policiers pour encadrer la manif… Et puis il y a eu à l’époque des lettres anonymes, avec des menaces de mort. Évidemment, ça fait quelque chose. Comme avoir une protection policière à domicile.

Les concessions

Devant les actes de violence et les manifestations qui ne désemplissent pas, Emmanuel Macron sait qu’il doit prendre des mesures pour calmer la colère populaire. Le 10 décembre, il annonce l’augmentation du Smic de 100 euros, la suppression de la hausse de la CSG pour les retraités qui touchent moins de 2 000 euros, la défiscalisation des heures supplémentaires et la fameuse « prime Macron »…

Olivier Dussopt : Je faisais remonter au président et au Premier ministre de l’époque que les gens chez moi ne souhaitaient pas percevoir une aide sociale supplémentaire. Il s’agissait de gens qui travaillent, qui touchent le Smic ou un peu plus, qui ont un crédit, qui doivent faire de gros efforts pour aller au restaurant, qui se privent de plaisirs… Et ils avaient le sentiment que celui qui ne travaille pas n’était pas traité de la même manière qu’eux.

Gilles Boyer : Il y a une question de principe : est-ce qu’on rentre dans une logique où on répond au problème avec des chèques ? Oui ? Non ? Quand ? Est-ce que ça va calmer cette colère ?

Un ancien conseiller du Palais : On met du temps à réagir, il faut être honnête. Toute la machine met du temps à se rendre compte de ce qui se passe. On fait des fautes… de temps. Je pense à la suspension de la taxe carbone qui n’est finalement pas inscrite dans le discours du 10 décembre sous pression de Matignon, par exemple…

Un ministre : Edouard était très inquiet du coût budgétaire de tout ça, après tous les efforts pour rétablir le budget… Vous vous battez pour sauvegarder un milliard et bam, vous en perdez 10 d’un coup.

Muriel Pénicaud : Ça ne souriait pas à Matignon, et c’est normal, entre la tension sur l’aspect budgétaire et la nécessité de répondre aux attentes sociales sur le plan opérationnel.

Olivier Dussopt : Ça a obligé à des décisions très rapides, une forme d’adaptation sur la mise en œuvre du projet. Disons que ce n’était pas tout à fait le trend de 2017…

Un ancien de Matignon : Il y a eu une volonté d’essayer de câliner, brosser les gilets jaunes et les gens en général dans le sens du poil. On est sortis en balançant beaucoup d’argent pour éteindre l’incendie.

François de Rugy : Avec la suppression de la CSG, on revient sur un truc qui était fondamental pour Emmanuel Macron.

Olivier Dussopt : Les décisions que le président a arrêtées le 10 décembre avaient été soigneusement gardées secrètes à l’Élysée. Nous étions quelques ministres à faire le tour des plateaux le soir pour faire le service après-vente, c’était sport…

Muriel Pénicaud : Le 17 décembre, le Conseil d’État est saisi. Le 19 décembre, conseil des ministres le matin, commission à l’Assemblée l’après-midi, et vote dans l’hémicycle le soir. Le 21 décembre, c’est voté au Sénat. Et la loi est appliquée le 24 décembre pour le 1er janvier… Quand je vous dis que c’est allé vite. C’était un coup de reins collectif, tout en respectant nos règles démocratiques, et l’administration derrière a fait un boulot remarquable.

Marc Ferracci : C’est très simple : on devait voter une loi de 10 milliards d’euros en un temps record. On a passé trois jours sans dormir. Les délais étaient tellement brefs que ces moments étaient d’une intensité incroyable. La même journée, on a dû avoir quatre réunions interministérielles (RIM), à 9 heures, 13 heures, 17 heures et 19 heures. Que des lectures de textes législatifs. Bref, c’était un moment de très, très, très grand urgence.

Un proche d’Édouard Philippe : François Bayrou est le premier à dire qu’il faut lâcher la taxe carbone, Philippe Grangeon le soutient. Édouard, lui, dit qu’il faut tenir par volontarisme réformateur, et le président est un peu entre deux eaux. Seulement on voit que le mouvement ne décroît pas et Édouard sent bien que ce n’est plus tenable. C’est le maintien de la paix civile qui fait qu’on bouge.

Le grand débat

Coup de génie ? Peut-être bien. Emmanuel Macron sort des cadres existants et innove : il lance le grand débat national et ses déclinaisons sur l’ensemble des territoires.

Un ancien de l’Élysée : C’est l’idée du président, elle sort tard, mais très vite dans sa tête. Il a pris le temps de « malaxer » son truc, comme il le dit souvent. On est assez peu à la soutenir…

Gilles Boyer : C’est une très bonne intuition du président. Nous, à Matignon, on met en œuvre les décisions du président, on se demande si ça va marcher. Le grand mérite c’est d’avoir tenté quelque chose de nouveau.

Emmanuelle Wargon : Arrive la question de qui s’en occupe. Je dis à Emmanuel Macron, Alexis Kohler et Édouard Philippe que je me suis déjà intéressée à ces questions auparavant et que je veux bien m’en charger. Je me retrouve en binôme avec Sébastien Lecornu, qui voyait déjà la partie politique de cette grande séquence, notamment dans les rencontres avec les élus locaux. Pour le reste, il n’était pas hyper chaud… Mais on a bien travaillé ensemble.

Muriel Pénicaud : J’y ai participé, avec le président de la République et toute seule de mon côté. C’est une grande innovation et une grande réussite démocratique. Ne pas prendre des décisions, terrées dans des bureaux à Paris, ça a changé les choses.

Emmanuelle Wargon : On se disait que si on avait 200 réunions locales, ce serait déjà pas mal… On était complètement perdus : on en a eu plus de 10 000 !

Thomas Mesnier : Je garde un souvenir assez formidable de ce grand débat. J’organise une première réunion dans la petite commune de Dirac qui est franchement rurale, à un quart d’heure en voiture d’Angoulême. Il y a 300 personnes ! Et c’est passionnant. Un vrai beau moment de politique je crois, et sans aucune naïveté.

Olivier Dussopt : J’ai vu la rencontre de deux mondes. J’accompagnais le président de la République pour un grand débat dans la Drôme, à Bourg-de-Péage, organisé par Didier Guillaume. Le président a répondu à 40 questions dans un détail absolu, on se disait qu’à force d’avoir réponse à tout il allait finir par les lasser (rires).

Emmanuelle Wargon : Les outils du grand débat, c’était d’abord un site Internet. Quand j’ai commencé à être en charge, je me suis battu avec l’Elysée pour que les questions soient les plus ouvertes possible et que les gens puissent s’exprimer. On a dû avoir un million de contributions. Ensuite, les cahiers de doléances, on a monté ça avec de l’intelligence artificielle, pour que ce soit traité vite et bien, ça a été très compliqué. Ça devait éclaircir la décision, et sur ce point la promesse a été tenue. Mais on n’a pas bien marketé cette séquence-là et ce processus, il faut bien le dire.

Marlène Schiappa : Je fais l’émission avec Hanouna parce que le président va faire le grand débat, et on se demande comment aller chercher les jeunes, de banlieues ou d’ailleurs ; les gens qui se sentent moins légitimes dans la société. Je discute avec Hanouna et je lui dis que son public devrait faire ses propres grands débats. Je propose d’en faire un en live, dans son émission, pour faire participer les gens. Ce soir-là ce n’était pas un show, un meeting, mais un vrai atelier du grand débat.

Un ancien de l’Élysée : Là où c’est fondateur pour tout le macronisme, c’est que ça participe encore aujourd’hui à la volonté de chercher une manière de recoudre le lien entre les Français et leurs élites. Après le grand débat, il y aura la convention citoyenne sur le climat, le Conseil national de la refondation, les rencontres de Saint-Denis, l’élargissement du référendum…

La crainte d’une résurgence

Le mouvement des gilets s’essouffle avec le temps et les mesures du gouvernement. Seulement, le souvenir de ce soulèvement reste dans les mémoires des membres de l’exécutif. Les mois, voire les années suivantes, on craint de voir une nouvelle crise émerger…

Marlène Schiappa : Après, on a le sentiment que beaucoup de choses ont été pensées en fonction de : « Est-ce que ça va réveiller de nouveau gilets jaunes ? ».

Gilles Boyer : Après les gilets jaunes, on est plus prudent, on prépare mieux les choses, on marche davantage sur des œufs. Mais on fait ça avec l’intime conviction que ce n’est pas ça qui va empêcher un nouveau mouvement, d’une autre nature peut-être, de se produire un jour.

Un membre du gouvernement : Je me rappelle qu’on devait lancer, en février, la réforme de la fonction publique. En séminaire gouvernemental, je voyais certains collègues ministres dire à Olivier Dussopt : « Ça, il ne faut pas le faire, hein, parce que ça va nous refaire les gilets jaunes. »

Emmanuelle Wargon : Tout le monde était un peu grand brûlé. Chat échaudé craint l’eau froide.

Thomas Mesnier : Ça a marqué les mois suivants, l’année qui a suivi de façon très nette. On pensait toujours à appréhender les différents sujets du travail parlementaire avec le prisme des gilets jaunes.

François de Rugy : Au printemps 2019, le président dit que sur la lutte contre les émissions de gaz à effet de serre, il faut agir sur des objets concrets. On pense alors au chauffage au fioul : c’est comme s’il y avait trois millions de petites centrales thermiques en France.

Emmanuelle Wargon : Le remplacement des chaudières au fioul, on l’a pris avec un maximum de précautions, on a appelé des dizaines de chauffagistes, on a fait du micromanagement, on s’est posé beaucoup, beaucoup plus de questions que ce qu’on aurait fait avant. Ça a été abandonné avec le souvenir des gilets jaunes derrière.

François de Rugy : Les députés nous ont dit aussi qu’ils avaient très peur que ça remette des gilets jaunes sur les ronds-points. Édouard Philippe a dit : « On remballe ! »

Un ministre : En juin 2019, on était réuni en séminaire gouvernemental pour poser les bases de ce qu’on allait faire à la rentrée. Christophe Castaner, à l’Intérieur à l’époque, nous prévient : les retraites et la PMA vont mettre le foutoir, on va assister à une coagulation des mouvements gilets jaunes et de la Manif pour Tous.

Un membre du gouvernement : Lorsqu’on préparait le plan de sobriété à l’été 2022, le président n’avait qu’une crainte, c’était de se retrouver avec des para-gilets jaunes sur les bras. Il était moins allant que la Première ministre. Il a demandé un plan de communication ultra-solide, a insisté lourdement pour que l’administration et les grandes entreprises, avant tout, montrent l’exemple. Il ne fallait pas que madame Michu, chez elle ou dans sa petite auto, ait le sentiment qu’on lui tape dessus en épargnant l’État ou Total.



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