JO : la nouvelle obsession des élites, par Jérôme Fourquet et Anne Rosencher

« Le plus grand événement des cent dernières années. » Rien de moins. Rien que ça. Certains lecteurs ont peut-être dû s’y prendre à deux fois pour s’assurer qu’ils avaient bien lu et compris cette phrase dans La Tribune dimanche du 26 novembre dernier : « 4 milliards de téléspectateurs devraient suivre la cérémonie d’ouverture [des JO 2024], le long de la Seine, qui mettra en valeur toute la culture du pays – ‘Le plus grand événement des cent dernières années’, s’emballe-t-on à l’Elysée. » Un peu plus loin dans l’article, on peut lire cette autre analyse – sobre, en comparaison – d’un « proche du président » : « Si les JO se passent bien, il y aura une sorte de fierté associée au pouvoir. Le but est de réussir ce moment-là. Si c’est le cas, on aura le vent dans le dos. Et Emmanuel Macron […] ne sera plus un sujet de la vie politique. Il sera en surplomb. » Diantre.

5 000 militaires, logés sous des tentes sur la pelouse de Reuilly

Quelle est donc cette « obsession JO » qui semble avoir saisi une partie de l’élite de notre pays ? La France est déchirée par les tensions les plus vives, les signes du déclassement s’accumulent dans l’éducation, l’industrie, la santé… mais certains restent focus sur l’objectif « Paris 2024 », comme si plus rien d’autre ne comptait et que tout devait se plier à l’impératif prioritaire des JO. A Paris, contre une indemnité de 100 euros et deux places pour assister aux épreuves, les étudiants logés dans les Crous devront quitter leur logement pour y héberger le personnel de santé, les pompiers et policiers appelés en renfort. 5 000 militaires mobilisés pour l’événement seront eux logés sous des tentes installées sur la pelouse de Reuilly – le fait que cette profession ne soit pas syndiquée n’étant sans doute pas pour rien dans ce traitement assez sommaire. De la même manière, les usagers de la ligne R, qui dessert Fontainebleau, ont appris que les travaux qui interdisent la circulation des trains en soirée sur la ligne seront prolongés durant de nombreux mois, mais qu’ils seront suspendus pendant la période des JO. La région Ile de France a dû reconnaître récemment « une dégradation inquiétante de la ponctualité sur certaines lignes » de la RATP, qui mine le quotidien de dizaine de milliers d’usagers, mais la question centrale semble demeurer : « sera-t-on prêts pour les JO ? » (période pendant laquelle les prix des tickets et de l’abonnement hebdomadaire seront doublés). Enfin, les automobilistes franciliens et les professionnels de la route devront intégrer dans leurs déplacements la mise en place d’une « voie olympique », dédiée aux officiels et aux secours, sur une partie du périphérique, déjà habituellement saturé.

Les provinciaux constatent de leur côté, une nouvelle fois, que la grand-messe événementielle et l’attention des pouvoirs publics se polarisent sur la région capitale, laissant dans l’ombre « les territoires », nouveau terme employé par l’élite technocratique et médiatique pour désigner la province. Illustration parmi d’autres, dans notre économie touristico-récréative, une grande partie des agents de sécurité va être mobilisée pour les JO, et les festivals de province, qui constituent une ressource précieuse, vont faire face à une pénurie de main-d’œuvre.

De la crise des transports aux émeutes – « Si elles perdurent, ce ne sera pas bon pour l’image de la France à un an des Jeux olympiques », avertissait Jean-François Rial, alors patron de l’office de tourisme de Paris –, jusqu’aux punaises de lit : rien ne doit venir gâcher la fête. Rien ne doit ternir l’image. Encore récemment, alors qu’un terroriste a tué un touriste et en a blessé plusieurs autres non loin de la tour Eiffel, certaines réactions se focalisent immédiatement et exclusivement sur les questions que cette attaque entraîne quant à la cérémonie d’ouverture. Une obsession que raillait il y a peu Charlie Hebdo : en Une, des personnages affolés marchent dans une rue taguée de croix gammées et de « mort aux juifs ». Et le titre de clamer : « Antisémitisme : les Français inquiets. Les murs de Paris seront-ils nettoyés à temps pour les JO ? »

C’est la politique Potemkine : tant que la vitrine tient, tout va !

Que certains puissent attendre cet événement avec joie, impatience, et fierté est une chose. Que le succès de ce rendez-vous puisse avoir des retombées positives, également. Mais il est totalement illusoire de penser que les JO seront l’occasion de réparer la France par la fête et l’événementiel. C’est la politique Potemkine : tant que la vitrine tient, tout va ! On touche ici un des travers les plus problématiques du mode de fonctionnement de nos élites : l’extrême importance accordée à la communication. La France a peu à peu perdu ses savoir-faire, mais nous investissons considérablement sur le « faire savoir ». Les cabinets ministériels, alimentés par des conseillers tous azimuts, sont obsédés par « l’image ». Et les entreprises ne sont pas en reste. Changement de leur logo, rédaction de leur « raison d’être », les grands groupes dépensent d’importants budgets dans leur communication, quand l’investissement dans la R & D des entreprises françaises a décroché depuis des années par rapport aux autres pays occidentaux. Et comme de bien entendu, on retrouve les principaux membres du capitalisme français dans la liste des « partenaires premium » de l’équipe de France olympique.

Dans un de ses essais prophétiques, Philippe Muray annonçait qu’après l’ère de Sapiens sapiens nous entrions dans celle de « Festivus festivus » : « Ce dernier a ceci de particulier, écrivait-il, qu’il ne fait plus aucun, mais vraiment aucun compromis avec le réel. Son sentiment de toute-puissance infantile l’en dispense. » Or tout se passe comme si les instances dirigeantes du pays baignaient également dans cet état d’esprit. Après avoir organisé la Coupe du monde de rugby en 2023, la France accueillera les JO en 2024. Elle s’était également mise sur les rangs pour héberger le Mondial de rugby à XIII de 2025. Après réflexion, le projet a été abandonné, car le gouvernement a jugé « que le risque de déficit [n’était] pas totalement couvert », a rapporté L’Equipe. L’ardoise laissée par les Championnats du monde de ski à Courchevel, en février dernier, aurait refroidi – un temps – les ardeurs. En effet – the show must go on ! –, l’Hexagone vient d’être retenu pour organiser les JO d’hiver 2030 dans son massif alpin. Dans un de ses grands livres, l’historien Paul Veyne se demandait si les Grecs avaient cru à leurs mythes. On peut s’interroger aujourd’hui sur le fait de savoir si nos élites et leaders d’opinion croient vraiment à ce narratif festif et au primat de l’événementiel ou si, de manière plus ou moins inconsciente, ils s’y raccrochent pour masquer le décrochage du pays et se donner le sentiment de jouer encore en première division.

Car le réel se venge toujours et finit par briser la belle vitrine ou le décor en trompe-l’œil. Lors des émeutes de juillet dernier, l’AFP avait interrogé Jeremy Hunt, secrétaire d’Etat aux Sports britannique de 2010 à 2012, car lui aussi avait eu à faire face à la « mauvaise publicité » de violences urbaines un an avant les JO de Londres. Il exhortait : « Les organisateurs des Jeux 2024 doivent rester calmes et concentrés. Il y a toujours un moment où les gens réalisent à quel point ils sont une merveilleuse vitrine pour un pays et ils se regroupent tous derrière les JO. » Certes. L’édition de 2012 avait été un succès. Mais David Cameron n’en avait tiré nulle « position de surplomb ». Quatre ans plus tard, il quittait le 10 Downing Street après un désaveu référendaire actant le Brexit. Non, les JO ne peuvent pas tout.

* Le politologue Jérôme Fourquet, directeur du département opinion et stratégies d’entreprise de l’Ifop, vient de publier La France d’après (Seuil).



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