Bruno Tertrais : "2024 sera une année d’épreuves pour les démocraties"

« Nous sommes à la fois dans les années 1910, celles de la compétition des empires, dans les années 1930, celle de la menace des Etats fascistes, mais plus encore dans les années 1950, celles de la guerre froide naissante », écrit Bruno Tertrais, spécialiste de géopolitique dans son ouvrage La guerre des Mondes (Ed. de l’Observatoire). Selon le directeur adjoint de la Fondation pour la recherche stratégique, on assiste plus précisément à une « guerre tiède » entre le monde des autocraties et celui des démocraties, qui ne constituent pas pour autant des blocs homogènes, mais des familles aux contours mouvants. De quoi alimenter nombre de conflits et de crises. Entretien.

L’Express : Alors que les tensions entre les Etats-Unis et la Chine sont au plus haut, estimez-vous que l’on est entré dans une nouvelle guerre froide ?

Bruno Tertrais : L’analogie avec la guerre froide n’est que partiellement pertinente, pour des raisons qui tiennent à la puissance économique de la Chine, à l’interdépendance qui existe – et existera longtemps – entre ce pays et l’Occident, et à l’absence d’organisation en véritables blocs. Si la « famille occidentale » est, avec l’Otan et l’OCDE, relativement structurée, celle des régimes autoritaires l’est beaucoup moins, puisqu’elle ne compte pas de système d’alliances rigides comme l’était le Pacte de Varsovie ou d’organisation de coopération économique analogue à celle du Comecon à l’époque soviétique.

Au-delà de la compétition de grandes puissances pour le leadership mondial, nous assistons aujourd’hui, entre l’Occident et la Chine, à un affrontement entre deux civilisations, sans que ce soit pour autant une lutte pour la civilisation. L’enjeu pour le Parti communiste chinois n’est pas de convaincre la planète que la culture chinoise est supérieure à la culture occidentale, même si, et c’est là que l’analogie avec la guerre froide redevient intéressante, le but avoué de la Chine reste tout de même la « victoire finale du communisme ».

Nous sommes donc plutôt dans une « guerre tiède », une lutte hybride, qui s’étendra sur des espaces plus profonds que ceux de la guerre froide, qui iront de l’espace extra-atmosphérique aux fonds marins, avec des enjeux qui ne seront pas les mêmes que ceux de la guerre froide : la compétition pour l’accès aux matériaux nécessaires pour la transition énergétique est un paramètre nouveau.

Avec un ordre international contesté, notamment par les pays du Sud, assiste-t-on à une « désoccidentalisation » du monde ?

Je suis sceptique vis-à-vis de cette idée selon laquelle l’ordre libéral n’existe plus et que nous assistons à une désoccidentalisation du système international. D’abord, parce que toutes les grandes institutions créées après 1945 par les Occidentaux sont encore debout. Si l’ONU n’avait plus d’importance, les diplomates russes et chinois ne chercheraient pas à l’investir comme ils l’ont fait ces trente dernières années. De même, le FMI et la Banque mondiale restent essentiels pour les pays en développement, même si la Chine se veut, elle aussi, un prêteur en dernier ressort. Notons ensuite que les normes dites occidentales se révèlent plus séduisantes pour une majorité des habitants de la planète que celles défendues par la Russie ou la Chine.

La notion de liberté individuelle ne plaît pas aux gouvernements autocrates, mais elle continue à séduire leurs populations. Ceux qui, en Afrique, au Moyen-Orient, en Amérique latine ou en Asie, décident d’émigrer, vont davantage aux États-Unis qu’en Chine ou en Russie ! En définitive, le monde est, bien sûr, moins occidental qu’il ne l’a été. Un rééquilibrage de la puissance a eu lieu. Mais à quel moment les Occidentaux ont-ils été seuls à décider depuis 1945 ? Il n’y a eu qu’une brève période – durant les années 1990 – durant laquelle l’Occident a été triomphant. Ce fut une exception.

Quelle place prendra la Chine dans ce nouvel ordre mondial ?

La Chine a le choix entre trois futurs. Soit elle continue à vouloir réformer, influencer le système international de l’intérieur, y compris sur le plan des normes ; soit elle crée un système concurrent (ce qu’elle a commencé à faire sur le plan financier avec ses prêts), mais celui-ci a peu de chances de réussir et on en voit déjà les limites. Enfin, elle pourrait, devant les résistances croissantes à son influence, se replier sur son voisinage pour le dominer, au détriment de l’hégémonie mondiale.

Soulignons au passage que l’objectif chinois de devenir la plus grande puissance mondiale pourrait être contrarié. Depuis deux ou trois ans, les modèles économiques semblent en effet indiquer que la Chine pourrait ne jamais dépasser les Etats-Unis en ce qui concerne le Produit intérieur brut, du fait de sa faiblesse démographique.

Pour la première fois depuis plus d’un siècle, la somme des PIB des pays démocratiques pèse moins de la moitié du PIB mondial. La « guerre des mondes » entre Etats autocratique et démocratique aura-t-elle lieu ?

Sur le plan économique, la famille démocratique représente aujourd’hui une proportion moindre. Mais la raison n’est pas la réduction de sa puissance : c’est le fait que celle des autres pays augmente. Le jeu n’est pas à somme nulle. Le ratio que vous mentionnez est symbolique, mais il n’est pas forcément révélateur d’un affaiblissement de l’Occident dans l’absolu.

Sur le plan politique, on peut penser, quand on regarde de près l’évolution des régimes depuis 1990, qu’il s’agit davantage d’une stagnation du progrès démocratique que d’un recul. C’est vrai, la démocratie apparaît fragile, elle fait face à des défis, notamment dans le domaine de l’information. A cet égard, le processus de renouvellement des personnels politiques est de plus en plus sujet à des influences pernicieuses. Nous le verrons dans les mois qui viennent, puisqu’il va y avoir de nombreux scrutins politiques dans le monde. 2024 sera une année d’épreuves pour la démocratie.

Comment garder confiance ? J’aime beaucoup ces mots d’Arthur Kœstler : « L’histoire ne connaît pas de causes parfaites, de situation opposant le noir et blanc. Le totalitarisme est noir, sa victoire signifierait la fin de la civilisation. La démocratie occidentale n’est pas blanche, mais grise. » C’est une vision intéressante, car elle rejette l’idée selon laquelle nous sommes dans un affrontement du bien et du mal. Ce n’est qu’à condition de retrouver ce sens de la nuance que l’on pourra mener un combat lucide, sans les excès idéologiques qui furent par exemple ceux de l’administration Bush.

Dans votre livre, vous prédisez un « monde sans roi », dans lequel les ambitions des grandes puissances du XXe siècle sont remises en cause, mais où l’Occident pourrait tirer son épingle du jeu.

Il me semble difficile d’imaginer qu’un pays, quel qu’il soit, puisse demain régner autant sur la planète que ça a pu être le cas dans les siècles précédents. À l’avenir, ce sera sans doute le moins faible qui l’emportera, celui qui gagnera ce que j’appelle « l’épreuve de faiblesse ». Or à ce compte-là, les Occidentaux ont une résilience et des atouts dont ils n’ont pas toujours conscience. Ainsi, les Etats-Unis conservent dans cette compétition des avantages structurels très importants, à commencer par leur position géographique et leur situation démographique, beaucoup plus favorables que celles de la Chine ou de la Russie. Ils ont, aussi, la seule langue mondiale et la seule monnaie mondiale. Remarquons aussi que la capacité d’invention, d’adaptation et d’intégration de la technologie dans le système productif est généralement plus favorable aux cultures démocratiques. Cas d’école, le Covid 19. Les vaccins russe et chinois n’ont pas été un triomphe scientifique… De même, on peut s’ébahir du nombre de brevets déposés par la Chine, mais il s’agit essentiellement de brevets nationaux. La compétition sur les brevets internationaux est, elle, encore aujourd’hui gagnée par les pays occidentaux.

En attaquant l’Ukraine, Vladimir Poutine a-t-il ouvert une « boîte de Pandore » ? Sommes-nous passés dans l’ère de l’irrédentisme ?

Bonne question, car depuis les années 1970, le monde avait réussi à instaurer un tabou sur le changement des frontières internationales par la force. Lorsque l’Irak absorbe le Koweït, il déclenche contre lui la plus grande coalition mondiale depuis la guerre de Corée. Aujourd’hui, la Russie, mais aussi l’Azerbaïdjan, le Venezuela et certains dirigeants de démocraties illibérales, comme la Turquie ou la Hongrie, sont enclins à renouer avec l’adjectif « Grand » apposé devant le nom de leur pays. Et n’oublions pas la Chine, qui mène une politique expansionniste en mer.

Après l’Ukraine, la guerre au Moyen-Orient accentue-t-elle la fracture entre Nord et Sud ?

La guerre au Proche-Orient valide malheureusement ma grille de lecture, à savoir que nous sommes aujourd’hui dans un affrontement entre une démocratie imparfaite et une entité autoritaire, terroriste et revanchiste, soutenue par deux néo-empires, l’Iran mais aussi dans une certaine mesure la Turquie, dont le parti au pouvoir est issu de la même mouvance, les Frères musulmans.

Comme la guerre en Ukraine, transformatrice pour l’ordre de sécurité européen, la guerre de Gaza, quelle que soit son issue, sera transformatrice pour le Proche-Orient. Je fais partie de ceux qui estiment que le choc est tel qu’il pourrait y avoir une issue positive pour la question palestinienne, à condition qu’il y ait un renouvellement des leaderships.

Mais je ne suis pas sûr que ce conflit accentue une fracture entre l’Occident et ce qu’on appelle le « Sud global », qui est d’ailleurs à mon avis plus un espace qu’un acteur. Et ce, pour deux raisons. D’abord, le pays le plus peuplé au monde, l’Inde, s’est plutôt engagé aux côtés d’Israël, ce qui montre bien qu’il n’y a pas une « famille du Sud » dressée contre l’Occident. Ensuite, la dimension symbolique de la question palestinienne n’est pas forcément reproductible ailleurs. Enfin, on voit bien que les choix stratégiques d’un pays clef, l’Arabie saoudite, qui veut maintenir des bonnes relations à la fois avec la Chine et les États-Unis, n’ont pas été remis en cause par le 7 octobre.

Dans un contexte de guerres, le risque nucléaire va-t-il s’accroître en 2024 ?

Aujourd’hui, nombre de grands conflits ou de crises ont une dimension nucléaire, mais ils n’entraînent pas pour autant d’augmentation mécanique du risque d‘emploi de cette arme. Il faut rappeler – et ce n’était pas acquis il y a trente ans – que tous les acteurs nucléaires prônent une logique de dissuasion, y compris la Russie. Je ne crois pas que Moscou agite véritablement la menace nucléaire. Pour irresponsable qu’il soit dans bien des domaines, le Kremlin reste en fait très raisonnable dans ce domaine, tant sur le plan du discours que sur celui des actes, puisqu’il n’y a pas eu d’exercices particulièrement inquiétants ni surtout de changement de la posture des forces.

Un bémol, toutefois : la normalisation d’un discours enflammé sur le nucléaire de certaines personnalités, comme l’ancien président Dmitri Medvedev ou le présentateur ultranationaliste Vladimir Soloviev, est préoccupante. Car le nucléaire, c’est d’abord un discours, et les mots ont des conséquences. Le risque est de voir la culture stratégique russe banaliser l’arme nucléaire, avec pour effet un affaiblissement, à moyen terme, du tabou sur l’emploi de cette arme.



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