Le catastrophisme d'Emmanuel Carrère ? Exagéré, si ce n'est injustifié

Au terme d’une Grande Librairie qui lui était consacrée le 13 décembre sur France 5, Emmanuel Carrère a conclu l’émission, face caméra, en lisant d’un air grave un texte portant sur l’état présent et à venir du monde. L’écrivain distingue deux façons d’envisager la situation : la « relativement optimiste » et la « radicalement pessimiste ». Les « optimistes relatifs », s’appuyant sur l’Histoire, font confiance à l’humanité pour surmonter les périls. Les « pessimistes radicaux », auprès desquels il se range, considèrent que l’ampleur du chaos actuel est inédite et que la période que nous connaissons est le prélude à la fin de l’humanité. Carrère énumère les raisons de ce pessimisme : le désastre climatique irréversible, la crise migratoire liée au réchauffement de la planète, l’intelligence artificielle (IA) « qui fond sur nous et va probablement nous dévorer », et la fin de la démocratie. Il conclut que, face à ces drames sans solutions, il « ferme les écoutilles » et recentre son écriture sur son enfance et ses parents.

On peut être un grand écrivain et un intellectuel inégal. Tout le monde n’est pas Lamartine, Sandor Marai ou Mario Vargas Llosa. Le problème, c’est quand, au sein de la société, le message romantique à la Carrère s’étend plus rapidement que le message rationaliste à la Aron. Or, nous y sommes, le catastrophisme, assimilé à la sagesse, ayant plus que jamais pignon sur rue. Il est pourtant exagéré, si ce n’est injustifié.

Sur la question climatique, rien n’est perdu

Bien sûr, le réchauffement climatique est un gigantesque défi. Néanmoins, jamais dans l’histoire de l’humanité un problème n’avait mobilisé, face à lui, autant de moyens humains et financiers. Les émissions de carbone ont connu une trajectoire exponentielle entre 1850 et mi-2015. Depuis, elles ralentissent. Certes, le pic mondial des émissions n’est pas encore atteint mais la plupart des pays sont engagés vers la neutralité carbone. Les émissions baissent rapidement dans l’Union européenne et aux Etats-Unis. Les émissions dites « non localisées » – issues du transport international – semblent elles aussi avoir atteint un plafond au niveau global. En revanche, elles continuent d’augmenter en Chine, en Inde et en Afrique. Mais le président du Giec lui-même, Jim Skea, rappelle qu’il reste 1 chance sur 3 de ne pas dépasser les 1,5 °C de hausse des températures par rapport à l’ère préindustrielle d’ici la fin du siècle. Tout n’est donc pas perdu, loin de là. D’autant que la science progresse aussi pour accélérer l’adaptation au réchauffement, notamment grâce à une meilleure gestion de nos ressources en eau.

Les vagues migratoires qu’évoque Emmanuel Carrère ont déjà commencé. D’après les Nations Unies, plus de 20 millions de personnes ont déjà été « déplacées » chaque année depuis 2008, en raison des ouragans, des tempêtes, de la montée des eaux et de la désertification, essentiellement en Afrique, en Asie et en Amérique latine. On peut, certes, y voir une catastrophe mais aussi un formidable défi qui passe par la construction d’un cadre juridique multilatéral pour gérer ces migrations, à l’image des Conventions de Genève.

L’intelligence artificielle, une aide et non une ennemie

Quant à l’intelligence artificielle, elle ne « fond » pas sur nous, pas plus qu’elle ne nous « dévore ». Le développement rapide des intelligences artificielles génératives, à l’image de ChatGPT, fait émerger bien des questions : lutte contre les fake news, propriété intellectuelle des artistes, mutations du travail… Mais l’extermination de l’espèce humaine par Open AI, la maison mère de ChatGPT, n’en fait pas partie. Même si l’IA devient rapidement « générale », c’est-à-dire performante dans tous les domaines, de la cuisine à la rédaction de contrats en passant par la médecine et la réparation de notre électroménager, elle n’aura pas conscience d’elle-même et restera une aide plutôt qu’une ennemie. C’est un outil entre nos mains.

Enfin, il est vrai que les démocraties affrontent de réelles difficultés, en particulier face à l’islamisme qui veut les détruire. Mais c’est aussi vrai des dictatures. En témoignent les difficultés économiques de la Chine, l’hyperinflation turque et même, quoi qu’on en dise, la situation géopolitique de la Russie, qui a envahi l’Ukraine pour « éloigner l’Occident » et se retrouve, en moins de deux ans, avec la Finlande intégrée dans l’Otan et son voisin détesté candidat officiel à l’Union européenne. Mieux que « l’optimisme relatif » ou le « pessimisme radical », choisissons « l’action lucide ».



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