Je suis un idiot utile | L’économie par terre ou sur terre ? | Jean-Marie Harribey


Le numéro de janvier 2023 d’Alternatives économiques consacre un dossier à « douze débats interdits », illustrant « comment la pensée unique s’est imposée en économie ». À l’appui de ce constat, le dossier présente deux universités entièrement opposées en termes de méthodes et de contenus : celle de la Toulouse School of Economics, axée sur la formalisation mathématique et l’approche microéconomique, et celle de Lille, ouverte à l’ensemble des sciences sociales. L’enjeu est de défendre le pluralisme théorique et méthodologique ou au contraire de le faire disparaître.

Et le danger de la disparition de tout pluralisme est bien souligné dans l’entretien « Nous allons vers l’extinction de toute pluralité en économie » de notre collègue Florence Jany-Catrice, interrogée par Christian Chavagneux, directeur d’Alter éco. Ce danger se mesure à l’extrême faiblesse des cours dispensés à l’Université sur l’histoire de la pensée économique et l’épistémologie de la discipline.

 

Où commence et se termine l’hétérodoxie en économie ?

La frontières entre pensée dominante et pensée hétérodoxe en économie est parfois difficile à tracer. Nicolas Postel et Christian Chavageux choisissent de placer les économistes hétérodoxes dans la catégorie des « institutionnalistes » qu’ils pensent plus positive. Toute catégorisation est acceptable, à condition qu’elle réussisse à intégrer l’ensemble (ou au moins la plupart) des variantes de la famille. Est-ce le cas avec « le vocable d’économistes institutionnalistes » ? D’abord, ce label est généralement utilisé dans un sens beaucoup plus restreint que celui évoqué par Alter éco. Il se rattache aux thèses de Thorstein Veblen ou de John Rogers Commons pendant le XXsiècle, montrant le rôle des institutions sur les comportements des acteurs, ces derniers ne subordonnant pas leurs décisions à la seule rationalité chère aux théoriciens néoclassiques. Ces fondateurs ont eu une influence importante par la suite mais leurs successeurs ont vite fait éclater leur paradigme : qu’y a-t-il de commun, par exemple, entre un Polanyi, historien et anthropologue du désencastrement de l’économie de la société, et un Thaler, tenant de la finance comportementale, pourtant considéré comme l’un des descendants des précurseurs institutionnalistes et récompensé par le prix de la Banque de Suède ?

Prenons à titre d’exemple les deux premiers des douze « débats interdits » recensés par Alter éco. Le premier, « penser l’entreprise comme institution », écarte toute référence à l’entreprise comme lieu d’exploitation de la force de travail. Même si on considère que l’entreprise n’est pas que cela, est-il pluraliste de restreindre le concept même de capitalisme évoqué dans l’introduction des deux auteurs de l’étude à ce qu’en disent les dénommés « institutionnalistes » ? Quel est le premier économiste-philosophe ayant combattu férocement « l’idée que les rapports économiques obéissaient à des lois naturelles et universelles » ? Marx, grand absent de ce panorama des fondations de l’hétérodoxie [1] (son nom est seulement cité à propos de « penser la protection sociale », cinquième « débat interdit » [2]).

Le deuxième exemple de « débat interdit » est « penser les crises financières ». Alter éco a parfaitement raison de rappeler que, jusqu’à l’éclatement de la crise de 2007, la pensée dominante affirmait que les crises appartenaient au passé et qu’aucune crise financière ne se produirait plus jamais, tellement le marché était devenu « efficient ». Or, sur la finance capitaliste, il existe, en dehors de la thèse officielle, deux interprétations difficilement conciliables. Soit on considère que le capitalisme est perverti par une finance dérégulée, spéculative, autonomisée de la sphère productive, et qui finit par entraîner l’économie dans un krach et une spirale déflationniste, face auxquels il suffirait de mieux la réguler. Soit on considère que la finance fait partie du cycle du capital, celui-ci devant obligatoirement passer par la case productive pour se valoriser, la capitalisation financière n’étant à l’échelle globale que du capital fictif ; Marx et Keynes convergent beaucoup sur cette fiction, bien que sous des vocabulaires différents. Autrement dit, selon cette seconde interprétation, on ne peut comprendre les crises financières sans les rapporter aux conditions dans lesquelles les rapports de production sont en mesure de faire produire de la valeur à la force de travail. On voit bien aujourd’hui le risque que fait courir la diminution des gains de productivité du travail à la rentabilité du capital. Aussi, le fait que la crise de 2007 ait été déclenchée dans le secteur financier (plus précisément dans la partie du marché hypothécaire états-unien des subprimes) ne peut être traduit comme une crise dont la cause serait financière, dès lors que la financiarisation était une réponse aux contradictions de l’économie réelle. La finance devenue mondiale a comme fonction essentielle de polariser l’anticipation de la valeur produite, la concentrer, mais elle n’y parvient que si celle-ci est validée par la vente des marchandises sur le marché [3].

Ces deux exemples montrent que, au sein même de la famille « alternative », le risque d’exclusion, et donc de restriction du débat, n’est pas absent, dès lors que les filiations théoriques et les problématiques ne sont pas bien respectées ou que certains concepts sont attribués à d’autres que leurs concepteurs. L’inconvénient serait mineur si les concepts ne risquaient pas d’être vidés de leur substance, atténuant ou dévaluant leur portée critique.

 

Qu’est-ce qu’un idiot utile ?

À une question de Christian Chavagneux sur les économistes d’Attac ou des Atterrés, Florence Jany-Catrice répond qu’ils « sont réduits au rôle « d’idiots utiles », de contre-pouvoir issu de la société civile [qui] ne sont jamais conseillers du Prince ».

Comment pourrait-il en être autrement, est-ce si étonnant ? On se rappelle l’avertissement du grand barbu : « À toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes ; autrement dit, la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est en même temps la puissance spirituelle dominante »[4].

Mais est-ce irrémédiable, au point qu’il faudrait supposer un problème résolu pour penser autre chose, au point qu’il faudrait attendre mécaniquement de la réappropriation matérielle un résultat politique et culturel bénéfique ? En d’autres termes, les supposés « idiots utiles » à la classe qui domine les faits et les idées sont-ils voués à être à tout jamais inutiles à leur « race », pour reprendre le mot d’Annie Ernaux, c’est-à-dire à la classe qui subit la domination et, au-delà, à tous les êtres humains dominés ? La citation d’Annie Ernaux n’est pas fortuite. Parce que l’enjeu est de sortir de l’invisible, de l’indicible et de l’inavouable les rapports sociaux de domination de toutes sortes, et donc les sujets dominés, dont les « premiers de corvée » sont la figure emblématique. « Mettre des mots sur leur vécu »[5], tel est le fil conducteur d’un « idiot utile » parmi d’autres tout au long d’une vie de socio-économiste critique.

Ainsi, la mise en lumière des institutions prend du sens si cette lumière éclaire les classes sociales et les représentations qui en sont faites et qu’elles se font d’elles-mêmes.

On pourrait donc reconstruire un cheminement à travers les interdits de débat, en partant du travail de ceux qui, au contraire des rentiers, travaillent, et dérouler autrement le fil des « impensés ».

 

Mais, et c’est là que cela devient cocasse, par définition l’idiot utile est celui qui sert, sans doute à son insu, les intérêts de ceux dont il est censé être l’opposant, en l’occurrence ici l’idiot utile aux gouvernements néolibéraux ou à la classe dominante. Alors…

 

Idiots utiles aux dominants ceux qui s’attachent à maintenir contre vents et marées l’idée que la structuration entre capital et travail reste un marqueur fondamental de la société et que la disparition des classes est une illusion, sinon une fake news ?

Idiots utiles ceux qui mettent en relation la productivité du travail, la répartition des revenus, le temps de travail et la qualité de la production ?

Idiots utiles ceux qui répètent que la valeur économique monétaire ne tombe pas du ciel financier mais bien du travail, qu’il est donc absurde de confier notre avenir aux marchés financiers et les retraites à des fonds de pension, parce que le capital est en soi stérile, ou encore que la richesse ne se réduit pas à la valeur monétaire, et que le travail dans les services monétaires non marchands est productif ?

Idiots utiles les dénonciateurs du démantèlement des services publics réduits être rentables, des restrictions du droit du travail au prétexte de la compétitivité, du travestissement de la valeur du travail en son contraire, c’est-à-dire la détérioration de sa condition, des discriminations persistantes à l’égard des femmes, des violences inhumaines à l’égard des migrants au pays dit des droits de l’homme ?

Idiots utiles ceux qui critiquent l’austérité non pour relancer indéfiniment la machine économique, mais pour transformer l’appareil productif ?

Idiots utiles ceux qui expliquent que le productivisme inhérent au capitalisme ne peut être réduit que par le dépassement de ce dernier, et que l’exploitation de la force de travail et celle de la nature sont les deux faces d’une même réalité ?

Idiots utiles ceux qui théorisent la décélération, le ralentissement, plutôt que la décroissance économique immédiate sans transition, en sachant que plus on attend, plus le coup de frein devra être brutal ?

Idiots utiles ceux qui réfléchissent à une « économie économe », incarnant la sobriété, redécouverte miraculeusement par les non-voyants de l’économie, ou à « ce dont nous avons vraiment besoin », et cela dans une perspective de solidarité internationale ?

Idiots utiles aux dominants ceux qui depuis plusieurs décennies proposent l’imbrication du travail et de l’écologie, à l’encontre de tout ce qui se chuchote bien prudemment dans certaines sphères écologistes qui s’imaginent que le PIB est la boussole du capitalisme en lieu et place du taux de profit ?

Idiotie utile aux tenants de la doxa de réaffirmer les potentialités d’une « économie politique » dont les prémices furent assurément sociales et les prémisses empreintes de beaucoup de rigueur, bien que très datées de la naissance du capitalisme industriel, à l’inverse de la pseudo-science économique néoclassique a-historique, a-sociale et a-politique, à l’inverse aussi des reconstructeurs en tous genres au sein de cette dernière, même drapés de croissance inclusive et durable ?

 

Il est vrai, et sur ce point Florence Jany-Catrice a raison, que tout cela n’a pas droit de cité (ou si peu) à l’Université. Et que tout pas à rebours du galimatias dominant serait bienvenu. Mais si un discours autre éclot dans la société civile, c’est un véritable pas en avant. Tel qu’il est toujours advenu, le changement social, s’il advient de nouveau, sera l’œuvre des mouvements de la société. Au sein de la société civile trop souvent dédaignée ou déconsidérée, il faut donc veiller à ne pas laisser s’éteindre le feu du débat. Les « idiots utiles » peuvent servir à cela. Mais il faut rester suffisamment modeste et ne pas croire à l’effet performatif des idées, fussent-elles bonnes et vraies. Parce que l’intervention sociale reste la clé de voûte pour véritablement lever les interdits. Et pour un « idiot utile », l’utilité, si elle est, n’est que de rappeler ce principe… en « mettant des mots sur le vécu » de ceux qui veulent vivre.

Bonne année pour toutes les alternatives économiques.

 



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